afpec-tunisie.over-blog.com

Action artistique, transmettre pour faire société ? L’expérience de L’Art Rue

24 Mai 2020 , Rédigé par APFEC

 

Un texte de Aurélie Machghoul, anthropologue, et ancienne responsable de communication de L'Art Rue

Journée d'études "Transmission et psychanalyse" - Novembre 2019

Il m’a été demandé à partir de mon expérience au sein de l’association tunisienne L’Art Rue الشر الفن  de parler du rapport entre la transmission et l’art ou du moins dans ce que je préfère appeler l’action artistique.

L’idée de « pourquoi l’action artistique ? Que transmettons-nous via cette action ? Et pourquoi ? » me renvoie aux questions philosophiques de : Pourquoi l’Humain produit-il de l’art ? A quelle fin ? Et quel est le rôle de l’artiste dans notre société ?

Je ne m’aventurerais pas sur le chemin de l’approche philosophique pour me contenter de parler de la démarche de l’association L’Art rue et de ce qui l’anime.

L’Art Rue

Tout d’abord l’association L’Art rue qui existe depuis 13 ans se définit comme une fabrique d’espaces artistiques c’est-à-dire un lieu où on construit en commun des formes artistiques multiples. La notion de production ensemble et pour tous fait partie des gênes de l’association et de toutes les actions qu’elle met en place depuis sa création.

Que ce soit le festival d’art dans la cité Dream City qui existe depuis 2007 ; le projet Laaroussa à Sejnane qui s’est déroulé de 2010 à 2013 dans le Nord-Ouest ; ou toutes les actions quotidiennes liées aux branches d’activités « Art et Education » ou « Résidences artistiques » depuis 2016, ces projets partagent le désir de faire ensemble pour tous.

Qu’est-ce que la transmission pour L’Art Rue ?

La majorité des projets de L’Art Rue est donc basée sur la notion de partage et de transmission au sens de déposer au-delà (du latin "trans" et "mittere"), de déposer en l’autre des couches successives de savoirs, d’expériences, de partage.

Je me permets de m’arrêter quelques instants sur le mot « transmettre » car il me semble porter en lui l’idée de mouvement dans un rapport horizontal ou vertical et la notion d’émetteur/récepteur. A L’Art Rue, la transmission a lieu dans un mouvement principalement horizontal et n’est pas selon un flux unique qui irait du transmetteur au récepteur mais dans un va-et-vient continu entre les différents interlocuteurs du projet.

De plus, dans le mot transmission, j’entends le mot « mission » donc la notion de « tâche » et peut-être aussi de « devoir » qui me renvoie au rôle de l’artiste, à sa fonction dans la société ce qui est un questionnement récurrent au sein de L’Art Rue.

L’exemple d’Imedine de Serge-Aimé Coulibaly

Concrètement, je vais prendre l’exemple d’une création chorégraphique récente réalisée au sein de L’Art Rue : « Imédine » (I pour Je anglais et médine en référence au territoire de la médina) du danseur et chorégraphe burkinabé Serge-Aimé Coulibaly. « Imédina » était montrée dans la médina de Tunis lors du dernier festival Dream city en octobre dernier.

Cette œuvre a été entièrement créée en Tunisie entre 2017 et 2019 c’est-à-dire pendant quasiment 2 ans. Invité par l’équipe de L’Art Rue, le chorégraphe Serge Aimé Coulibaly est venu séjourner dans la médina. Il s’est imprégné du territoire via différentes rencontres avec des membres de la société civile, des experts, des habitants, des usagers de la médina qui lui ont transmis des informations dont il s’est nourri intellectuellement et qui lui ont donné envie d’amorcer un travail avec la jeunesse de la médina de Tunis : le quotidien, les envies, les rêves, les désillusions de jeunes chômeurs et « délinquants ».

Grâce à ses réseaux et au travail de médiation que l’association fait depuis 10 ans dans la médina, un groupe d’une quinzaine de jeunes qui adhèrent au projet se constitue. S’en suivent entre l’artiste et le groupe de longs temps d’échanges, de discutions, de découvertes des lieux physiques et imaginaires de la médina fréquentés par ces jeunes. Le groupe transmet à l’artiste à travers la parole mais aussi des exercices basés sur le corps sa vision du monde, ses rapports aux autres, à la famille, au voisinage, à la ville, au pays, à la médina, à la police, à la prison, à la drogue, à la violence…

Toute cette matière est ensuite travaillée/sublimée par l’artiste en collaboration avec les jeunes pour en faire un récit chorégraphique. Cette étape est constituée de tâtonnements, d’expérimentations nombreuses. L’artiste peut, à ce moment, transmettre aux jeunes son expérience du corps, son approche de la danse pour les aider à mettre en corps leurs révoltes, leurs questionnements et leurs désirs.

Au final, l’œuvre « Imédine » performée par les 15 jeunes est donnée à voir à un public de festivaliers durant 10 jours. Le groupe de jeunes se livre, donne à voir ses aspirations, son quotidien pour transmettre au public ce qui l’anime dans un partage où l’art est prétexte à une rencontre humaine.

Pourquoi la transmission est importante dans les projets de L’Art Rue?

J’ai souhaité partir de cet exemple pour montrer que la transmission se fait à différents niveaux dans cette action artistique et que chaque interlocuteur du projet est à tour de rôle transmetteur ou récepteur de savoir, d’idée, d’expérience, de compétence, de valeur… Les jeunes transmettent et enrichissent l’artiste autant que celui-ci leur transmet. Leur partage de visions du monde différentes leur permet de tisser des liens et de découvrir d’autres possibles de vie pour en faire des sujets pensants riches humainement.

Nous voyons, nous observons, nous écoutons, nous parlons, nous apprenons à travers des regards, des paroles, des gestes, des rapports aux autres. Finalement n’est-ce pas ce qui fait notre humanité ?

L’action culturelle est ici prétexte pour permettre des rencontres humaines improbables. Chaque sujet se constitue avec ce qui lui a été transmis au sein de sa famille ou dans ses relations interpersonnelles plus larges. Cela se combine en une infinité de possibilités propre à chaque individu. C’est ce qui constitue notre identité, ce qui fait que je suis Moi et que nous sommes des êtres pluriels.

Ce sont des expériences humaines très denses, d’ailleurs certains artistes avec lesquels L’Art Rue a travaillé n’ont pas pu « laisser » une fois le projet fini les groupes avec lesquels ils travaillaient. Ils ont poursuivi, approfondi leur action artistique avec d’autres projets pour des temps de travail allant parfois jusqu’à 4 ans.

Conclusion

Pour L’Art Rue, la transmission est métissage, elle permet de bâtir des ponts qui relient le passé, le présent et l’avenir. Dans cette dynamique temporelle, la transmission nous renvoie aux préoccupations sociétales actuelles d’individus parfois sans passé et sans avenir car complètement « instantanéisée » dans leur présent de crise parce qu’il n’y pas eu de transmission familiale, sociale ou que cette transmission était vide. Pour L’Art Rue, il est important de ré-investir du sens, de faire société ensemble dans notre diversité, loin de la pensée unique que nous estimons totalitariste.

J’ai tout à fait conscience qu’il y a une dimension très utopique dans les actions de L’Art Rue. Mais il est vrai que c’est ce qui anime effectivement les fondateurs et les gens qui travaillent dans cette association. Enfin, la transmission est aussi attachée à l’idée de valeurs, de ce en quoi on croit. Par association de mot je ne peux pas m’empêcher de penser à « valeur/va-leurres ». Cette injonction « va leurres » comme pour aussi trans-mettre une illusion, la construction mentale d’une histoire fantasmée peut-être ou le désir tout simplement d’une société rêvée.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
Très bel article, très intéressant et bien construit. Je reviendrai me poser chez vous. N"hésitez pas à visiter mon univers (lien sur pseudo). A bientôt.
Répondre