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Idéal, utopie et vérité (3ème partie)

24 Mai 2020 , Rédigé par APFEC Publié dans #Nos publications

Le ressort de la transformation obtenue par la psychanalyse : un exercice spirituel ?

Si la psychanalyse n’est pas une conversion à un ordre institué religieux ou politique, il est clair qu’il est tout à fait insuffisant de qualifier ce qu’elle produit comme un simple gain de connaissance. Si celui -ci n’est pas exclu, il ne constitue pas l’essentiel de ce qu’on peut attendre d’une psychanalyse. Peut-être s’agit-il d’une autre forme de conversion, non pas au sens de l’aliénation à un ordre extérieur, mais au sens d’un changement qui concerne l’être lui-même. S’il y a acquisition d’un savoir, il n’est pas de l’ordre du connaissable scientifique, mais il touche l’indicible, l’informulable et ne peut s’acquérir qu’à travers une expérience qui affecte et transforme en profondeur. En ce sens, il est également insuffisant de considérer la psychanalyse comme un exercice psychologique, une adaptation du comportement ou une modification de « l’appareil psychique ». Certaines psychothérapies modernes se donnent pour objectifs de modifier l’appareil psychique et cognitif, grâce à des techniques de conditionnement et d’apprentissage qui vont modifier des connexions erronées, inverser des prédicats délétères et contrer des fausses croyances. La psychanalyse ne s’exerce pas dans ce registre.

Pour suivre Jean Allouch dans un ouvrage qu’il a écrit en réponse à la question de Michel Foucault : « La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? »[17], si la psychanalyse n’est pas une science, ni un art, ni une religion, ni de la magie, ni un délire (comme Lacan l’avait proposé à un moment), alors qu’est-elle ?[18] Il estime que la psychanalyse a tout intérêt à reconnaître sa généalogie, telle que Foucault l’a cartographiée, et à accepter d’être l’une des techniques du souci de soi. Il va jusqu’à proposer que la psychanalyse pourrait être au mieux décrite comme un exercice spirituel en reprenant la définition de la spiritualité proposée par Foucault. Faisant allusion à Descartes et à son « connais-toi toi-même », c’est-à-dire le biais par lequel le sujet pouvait accéder à la vérité sans plus désormais avoir à se transformer lui-même, en se faisant l’objet de connaissance, Foucault déclarait : « Eh bien, si on appelle cela la « philosophie », je crois qu’on pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. »[19].

Allouch tente de démontrer dans son ouvrage que Lacan en promouvant les termes de sujet et de vérité, comme concepts majeurs de la psychanalyse a déplacé celle-ci du registre psychologique, auquel Freud tentait de l’arrimer, vers celui de la spiritualité. Plus loin il cite Foucault : « Lacan a été, me semble-t-il, le seul depuis Freud à vouloir recentrer la question de la psychanalyse sur cette question précisément des rapports entre sujet et vérité en des termes qui étaient ceux du savoir analytique lui-même, il a essayé de poser la question qui est historiquement, proprement spirituelle : la question du prix que le sujet a à payer pour dire le vrai, et la question de l’effet sur le sujet du fait qu’il a dit, qu’il peut dire qu’il a dit le vrai sur lui-même. (…) »[20].

Cette définition précise et restreinte de la spiritualité permet d’en revendiquer l’exercice en dehors de toute connotation religieuse ou mystique, et de se dégager de ce qu’il appelle avec Foucault la « fonction psy », c’est-à-dire la psychologisation et la médicalisation de la psychanalyse. Allouch : « Il y a aucune raison sérieuse de laisser la thérapie spirituelle aux mains des psys de tout poil, ni aucune raison de laisser la spiritualité aux chrétiens ou aux spiritualistes, voire aux spirites. »[21].

Admettre une dimension spirituelle à l’exercice de la psychanalyse c’est admettre du même mouvement qu’on renonce à épuiser ce qu’on peut en dire dans les termes de la connaissance. La dimension spirituelle, par définition, échappe à la connaissance objective. En tout cas elle l’excède. Le danger qui se profile avec une telle proposition serait alors de renoncer à l’exercice de la raison connaissante pour tomber dans un fonctionnement ésotérique et sectaire. La réponse d’Allouch est intéressante. La seule manière d’éviter le sectarisme c’est d’accepter que cette nouvelle psychanalyse continue à soumettre ce qu’elle produit de savoir à une rationalité dont elle n’a ni l’exclusivité ni une spéciale maîtrise. La garantie de ceci, c’est l’ouverture au dialogue et à la critique de la part du non-analyste, ce qu’aucune secte n’admettrait[22].

Moyennant quoi, la position recommandée vis-à-vis des phénomènes laissés jusque-là aux parapsychologues ou aux jungiens, relevant de la télépathie, des phénomènes médiumniques, du transfert de pensée, de l’occulte en général, est celle d’une prudente indécidabilité.

Cette modestie méthodologique n’est-elle pas en même temps l’un des ressorts de la cure ? Accepter, du point de vue du psychanalyste, que des choses lui échappent, que des éléments de compréhension lui restent inaccessibles, bref qu’il ne comprend pas ce qui se passe avec son analysant(d) au cours de la cure, et même parfois dans l’après coup, me semble l’une des clés de l’ouverture au discours de l’autre. Cette déprise de l’effort de connaissance donne à l’autre la pleine de liberté de parole. Cela n’enlève rien aux vertus de l’analyse de contrôle et de la supervision, à condition là encore qu’il ne s’agisse pas d’exercices convenus de construction artificielle de beaux cas, comme souvent malheureusement les publications de cas par les psychanalystes nous en donnent le sentiment…

Jean Allouch son ouvrage rappelle que Freud et Lacan utilisent volontiers le mot « esprit » là où les modernes scientifiques utiliseraient le terme de psychisme ou de psychologie. La psychanalyse depuis son invention par Freud n’est pas étrangère à l’esprit : par le biais du mot d’esprit, et aussi par le biais de cette règle fondamentale toute simple : « dites ce qui vous vient à l’esprit ! ». Jean Allouch y voit plus qu’une figure de style et pense que cet usage est significatif de l’espoir de Freud d’embrasser un domaine plus vaste que celui de la psychologie scientifique comme en atteste son intérêt pour les sciences occultes et la télépathie. Et il souligne le lien que Lacan fait apparaître entre signifiant et spiritualité, entre langage et spiritualité, associant à plusieurs reprises ce qui fait trou dans le langage comme le principe spirituel du langage lui-même. Lacan en vient même dans son séminaire sur l’angoisse à défendre l’idée d’une transcendance du signifiant par rapport au développement psychique, tout en se défendant aussitôt d’une imputation spiritualiste[23].

Il n’est pas anodin qu’un auteur comme Laurent Gori, qui a consacré de nombreux ouvrages à recenser les facteurs contemporains du malaise de la culture associés au néo-libéralisme et au développement d’un capitalisme sans frein, intitule l’un de ces derniers livres « Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes »[24]. Je passe sur le catalogue des critiques qui sont adressées à la politique néo-libérale. Elles sont bien connues, même si elles restent sans effet sur les mécanismes de pouvoir financier qui dirigent la planète. Au-delà des facteurs objectifs dont la croissance des inégalités à l’intérieur des sociétés et entre les sociétés du nord et du sud n’est pas la moindre, c’est la question du manque d’esprit qui peut peut-être nous intéresser en tant que psychanalystes.

Roland Gori fait allusion à la célèbre phrase de Marx « La religion est l’opium du peuple » dont la citation est régulièrement tronquée. La phrase complète est la suivante : « La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le cœur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une situation sans spiritualité. Elle est l’opium du peuple ». On relève donc dans cette citation l’idée que Marx regrettait déjà le manque de spiritualité du monde industriel et qu’il en faisait la cause de l’essor de la religion, religion entendue dans le sens aliénant qu’on lui connaît chez lui, mais aussi comme une protestation qui s’ignore.

Ce défaut de spiritualité viendrait-il qualifier une nouvelle modalité du malaise dans la culture ? Si à l’époque de Freud le malaise provient essentiellement de l’exigence du renoncement pulsionnel et de la répression sexuelle sociale dans les classes bourgeoises, ce n’est plus le cas. La sexualité est libérée au point qu’on a parfois l’impression que l’absence d’interdits fait s’évanouir le désir lui-même. Nos patients ne consultent plus en raison d’une sexualité socialement réprimée ou d’un désir empêché par les aléas de l’Œdipe, mais parce qu’ils n’ont plus de désir(s)… Les symptômes névrotiques classiques, ceux qui étaient produits par le retour de désirs refoulés, sont de plus en plus rares.

A ce constat que nous pouvons faire en clinique et qui d’ailleurs pose de nouveaux problèmes en termes de conduite des psychothérapies et des cures, répond dans le social et la culture une demande massive et protéiforme de transcendance et de spiritualité. Le grand marché des nouvelles thérapies et des techniques de bien-être en occident comme le renouveau religieux un peu partout dans le monde, recyclés en biens et services consommables, s’offrent comme réponse à cette nouvelle demande. Cependant, leur rabattement systématique sur la logique de marché réduit à néant les espoirs d’élévation spirituelle des aspirants. Et c’est vers de nouvelles utopies, plus pures, plus authentiques, mieux dégagées des enjeux de consommation et de pouvoir politique que se tournent alors des sujets de plus en plus nombreux.

En faire la liste serait assurément long puisqu’une multitude de mouvements me semble animée par cet espoir d’élévation spirituelle. Qu’il s’agisse de certains mouvements écologistes, du mouvement des gilets jaunes en France, des mouvements anti-corruption et pro-démocratique en Algérie et au Liban, et bien sûr de tous les mouvements qui ont constitué les printemps du monde arabe. Cependant, le plus exemplaire et le plus « abouti » - si l’on peut dire -, est certainement la communauté utopique prônée et mise en place par l’éphémère et auto-proclamé « Etat islamique en Irak et au Levant »[25].

Malgré des études désormais bien documentées, basées sur la rencontre et des entretiens approfondis avec des djihadistes d’origines diverses, qui montrent clairement la dimension à la fois politique et d’aspiration spirituelle de l’engagement dans l’islam radical, l’opinion occidentale reste rétive à cette interprétation. Elle lui préfère le diagnostic psychopathologique, plus rassurant car il reconduit le partage classique entre la raison et la folie, au fondement même de notre modernité. Nous avons le plus grand mal à accepter que prendre le risque de mourir pour une cause à laquelle on croit n’est pas une folie, voire une maladie. Nous refusons de voir qu’en-deçà des effets de jouissance, sans doute bien réels, et d’embrigadement, c’est une quête d’idéal et de vérité qui est à l’œuvre, en opposition à la logique marchande, matérialiste et inégalitaire du monde industriel. C’est aussi une révolte contre les pesanteurs des lois patriarcales traditionnelles puisque l’engagement jihadiste bafoue l’autorité des pères au profit de la glorification des fratries. Il est d’ailleurs probable que dans certaines régions du monde les équilibres de pouvoir traditionnel entre les hommes, les jeunes et les femmes soient complètement remis en cause par l’avènement de la violence extrémiste. Une enquête récente dans les pays du Sahel va dans ce sens[26].

Guillaume Monod, psychiatre en milieu carcéral, fait partie des auteurs qui se sont réellement mis à l’écoute des djihadistes emprisonnés. Il confirme l’idéalisme utopique qui anime leur engagement mais il insiste sur la puissance de séduction de la dimension mythologique du djihad, bien avant ses dimensions théologiques et politiques. « La finalité de l’engagement djihadiste, écrit-il, est de revenir à temps mythique et de refonder dans la Cité le rapport à Dieu purifié de la contingence du monde matériel, de la banalité du quotidien. L’enjeu est de rétablir la pureté et la sacralité de la loi divine qui ont été supplantées et perverties par la politique et les lois des hommes ». Ce n’est donc pas par hasard que les vidéos de propagande comme celles d’Al Nosra, diffusées par le djihadiste Francais Omar Omsen faisaient appel aux mythes modernes contenus dans les sagas cinématographiques telles que La guerre des étoiles, Le seigneur des anneaux, Matrix ou Harry Potter. Pour Guillaume Monod, la même structure que celle qui préside au départ pour le djihad s’y retrouve : un jeune homme que rien ne prédisposait à sortir de l’anonymat apprend que le mal menace le monde ; il part avec ses amis à la recherche d’un sage qui lui enseignera les secrets lui permettant de battre le seigneur du mal. Il y a dans ces scénarios mythologiques une réponse aux aspirations profondes et intemporelles de ces adolescents en mal d’aventure et de sens à leur vie.

 

La place de la psychanalyse

Le rôle de la psychanalyste dans ce contexte d’un nouveau malaise mondial dans la culture peut paraître modeste. Ce n’est évidemment pas des psychanalystes qu’on attendra l’invention de nouveaux récits mobilisateurs et émancipateurs ni de nouvelles formes de gouvernance plus justes et équitables dans les pays du nord comme dans ceux du sud.

Pourtant, si elle ne veut pas disparaître, emportée par le rouleau compresseur de l’efficacité à court terme néo-libérale, ou par celui des religiosités sectaires émergentes, un profond travail de remise en question est nécessaire. Elle doit assumer sa position ectopique vis-à-vis de la science et de la raison occidentale en général. Elle doit à ce titre inventer de nouvelles manières d’accueillir les altérités considérées comme irrationnelles sans pour autant abandonner son attache à l’effort de connaissance. Quitte à se faire exclure de certaines institutions établies, elle doit assumer son écart vis-à-vis de la psychiatrie et de la psychologie scientifique et refuser d’en être l’auxiliaire ou la caution.

Elle doit choisir son camp entre le soutien aux idéologies réactionnaires traditionnelles, le discrédit des idéaux révolutionnaires, et sa nécessaire transformation théorique et pratique sous l’effet de la rencontre avec de nouvelles formes culturelles et sociales en matière de pouvoir et de sexualités.

Peut-être pourra-t-elle ainsi continuer à représenter dans le monde contemporain la possibilité d’une parole « pleine », d’une parole qui engage et transforme en libérant l’être de ses aliénations fondamentales.

Notre expérience clinique nous montre chaque jour combien cette offre de parole répond à une attente de la part de ceux qui viennent nous voir, quelle que soit leur demande initiale. L’écoute décalée du psychanalyste, qui consiste à ne pas répondre à la demande immédiate, produit régulièrement un travail psychique libérateur, qui explique pourquoi les patients reviennent nous voir. Cependant, cette offre de parole reste conditionnée par des facteurs sociaux et politiques dont rien ne garantit la pérennité. La psychanalyse pourrait bien disparaître du paysage, comme c’est déjà le cas dans certains pays.

L’appel à la transcendance et l’éthique

Dans un récent ouvrage Jean Birnbaum[27] a bien montré combien la société française (et notamment l’opinion de gauche) était encore incapable de prendre la croyance au sérieux et continuait à prendre la religion comme un simple symptôme social, une illusion qui appartient au passé. Dans ces conditions en effet, en France tout au moins, interpréter le malaise contemporain dans les termes d’un appel à la spiritualité ou à la transcendance ne passe pas.

La mode est plutôt à réclamer plus d’humanité, d’où le succès de l’humanitaire, notamment chez les jeunes. Le mot de déshumanisation est venu recouvrir l’ensemble des situations du malaise contemporain, depuis les dégradations des conditions et des relations au travail en entreprise, jusqu’aux conséquences délétères de l’inflation que rien ne semble pouvoir arrêter des procédures administratives de contrôle et d’évaluation de tous les aspects de la vie.

Or on peut se demander si la réponse réside bien dans un « plus d’humain ». Ce qui est reproché à l’occident n’est-ce pas justement d’avoir posé l’homme comme le démiurge capable de dominer et de transformer le monde dans son ensemble, au prix d’une séparation mortifère avec le reste du vivant, et d’avoir entretenu l’illusion que la machine pouvait supplanter toutes les régulations naturelles ?

Les revers actuels comme la pandémie du covid-19 viennent démontrer la suffisance et la validité de cette ambition. Non seulement, comme la psychanalyse le montre, l’homme ne devient véritablement humain qu’à accepter et assumer sa castration : il doit reconnaître qu’il ne se suffit pas à lui-même mais dépend d’un autre pour ce qui est de son désir le plus fondamental. Les contestations actuelles de la marchandisation effrénée et violente du monde industriel indiquent qu’il faut généraliser ce résultat : ce n’est pas seulement vis-à-vis de l’autre homme, son semblable, que l’être humain a à accepter d’être débiteur, c’est vis-à-vis du monde qui l’entoure ou plutôt au sein duquel il est une partie et une partie seulement. Autrement dit, pour reprendre le vocabulaire de la psychanalyse après Lacan, l’être humain ne peut pas s’exonérer de sa dépendance à l’Autre, quel que soit le mode de croyance ou d’incroyance qu’il affiche. L’Autre ici représentant une dimension à la limite entre le symbolique et le réel au sens lacanien.

Peut-être s’agit-il d’une autre dimension de la spiritualité que de vivre en acceptant l’idée qu’il existe une dimension qui le dépasse, qui est destinée à irrémédiablement échapper aussi bien à l’entendement qu’au pouvoir de l’homme, et que c’est ce défaut lui-même qui est le meilleur garant de son humanité ?

Libre à chacun de placer l’instance qu’il voudra dans cette dimension de l’Au-delà de l’homme et de la nommer comme il lui plaira.

Cette démarche suppose en tout cas d’en finir avec le grand partage qui sépare radicalement les hommes des animaux et des choses – la « nature » - et la raison de la croyance.

Ce sont les deux dimensions et extensions modernes de la raison qu’il convient de confronter : D’une part les délires technologiques de domination du monde et de fabrication d’un post-humain augmenté par la machine ; d’autre part, comme nous l’avons exposé plus haut, la prétention hégémonique de la raison contre les autres régimes de vérité.

Cela suppose en particulier de soutenir les efforts faits pour retrouver la créativité et la richesse des échanges entre religion et raison, tels qu’ils ont existé dans l’histoire, avant que la sécularisation radicale ou l’extrémisme religieux viennent rendre ces échanges impossibles[28].

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