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Idéal, utopie et vérité (1ère partie)

24 Mai 2020 , Rédigé par APFEC Publié dans #Nos publications

Texte de Bertrand Piret, psychanalyste à Strasbourg

Journée d'étude "Rêve et utopie" - 15/02/2020

Vérité singulière / vérité collective

La psychanalyse a souvent été accusée d’être une science bourgeoise et de ne pas tenir compte de l’influence des dimensions culturelles, sociales et politiques sur les processus de subjectivation. On a accusé les psychanalystes de pratiquer dans un superbe isolement qui les protège des vicissitudes du contexte qui les entoure et de la prise de conscience de leur position dans un système encore et toujours marqué par l’inégalité des classes sociales. Il existe ainsi une tendance chez certains psychanalystes à considérer que leur métier ne peut s’exercer que dans une certaine forme de retrait du monde. Même si le modèle peut-être celui de l’anachorète ou de l’ornithologue fantasque arpentant la pampa de Patagonie (Cf. Christine Millot), le retrait en question est avant tout un retrait vis-à-vis du contexte social et politique. On trouve un bon exemple de ce fantasme avec la notion de « quiétude mystique » défendue par Christine Millot dans ses ouvrages[1].

Le pessimisme de Lacan vis-à-vis du processus révolutionnaire fut manifeste et nombreux sont ceux qui ont retenu la leçon à la lettre, en répétant avec cynisme les poncifs désormais célèbres que l’on retrouve épars dans les séminaires et les déclarations d’après 1968[2]. Il en a résulté dans le monde psychanalytique au mieux une méfiance, au pire un mépris, vis-à-vis de toute position militante se référant à un idéal d’émancipation et vis-à-vis du collectif en tant que tel, rabattu systématiquement sur le modèle freudien de la foule abrutie et aliénante.

Il est pourtant clair historiquement que les grands changements politiques ou sociaux ont été obtenus grâce à l’action de collectifs transportés par des idéaux qui pouvaient paraître totalement utopiques jusqu’à ce que le changement s’opère. Il serait ridicule d’affirmer que ces bouleversements, révolutionnaires sous bien des égards, n’auraient abouti qu’à la restauration d’un ordre encore plus sévère (selon l’antienne lacanienne que reprennent en chœur certains : « Qu’on me pardonne de réduire la révolte à la révolution dont se restaure toujours l’ordre »[3]).

Or dans la recherche d’un idéal comme dans la conception d’une utopie, le point central c’est la quête de la vérité. C’est à ce titre que la psychanalyse est intéressée par ces processus sociaux, en tant qu’elle est elle-même fondée sur une quête analogue de la vérité. Il ne suffit pas de poser comme un dogme la différence radicale entre vérité collective et vérité singulière pour garantir l’émergence d’une parole et d’une vérité singulières. Tout l’enjeu et toute la difficulté de l’entreprise psychanalytique résident justement dans cette émergence instable, intermittente, non garantie, du sujet sur fond d’aliénation du discours. Se donner les moyens de faire émerger la singularité d’une parole suppose de tenir compte du rapport à la vérité qu’entretient le discours commun, collectif, dont tente de s’extraire le sujet en analyse. Or ce rapport à la vérité est variable selon les époques, les cultures, les situations politiques, et de multiples autres facteurs. Il n’est pas sans conséquence sur les possibilités de subjectivation des sujets pris un par un, au-delà des contraintes et des effets d’aliénation provenant de l’espace familial.

Dans l’idéal intrinsèque à l’utopie réside donc une quête de la vérité. La quête d’une parole ou d’un discours qui serait enfin vrai, juste, non mensonger. Or cette question de la vérité pose problème dans le monde actuel. Les vérités autrefois rassurantes parce qu’elles paraissaient établies, ont vacillé sur leur base, qu’elles soient d’ordre politique, scientifique ou religieux. Aucun discours, aucune instance, aucune institution ne peut plus désormais se poser comme garant(e) de la vérité. A première vue, nous pourrions nous en réjouir puisque cela devrait aboutir à l’effondrement des idéologies totalitaires et à l’ouverture au divers, à l’acceptation d’une multiplicité des discours et des vérités. Pourtant, ce n’est pas ce que nous observons. A mesure que s’effondre l’assurance que pouvaient donner ces discours traditionnels, c’est plutôt le repli identitaire, la peur de l’autre et l’inimitié qui dominent, pour reprendre le mot d’Achille Mbembe[4].

C’est aussi l’émergence de paroles qui se prétendent d’emblée affranchies de la question de la vérité, de la question du vrai et du faux, et revendiquent la possibilité d’une « réalité alternative » uniquement commandée par l’intérêt immédiat. C’est le règne des « faits alternatifs » incarné par celui qui dirige actuellement la première puissance mondiale[5].

Quelle est la place de la psychanalyse dans ce contexte ? Il ne suffit pas de répéter que la psychanalyse a pour objet de faire émerger une vérité singulière, propre au sujet, pour répondre à la question. La psychanalyse est aussi une institution, elle est aussi le lieu de production de discours qui vont avoir des répercussions sociales, voire politiques, et ne sont pas sans effet en retour sur la pratique des psychanalystes eux-mêmes. La psychanalyse n’est pas hors monde, séparée du social ou du politique. Il est pour le coup totalement idéaliste, utopique au sens trivial du terme, de considérer que l’exercice de la psychanalyse peut rester imperméable au contexte qui l’entoure, comme il est ridicule de ne pas tenir compte du contexte social et culturel de celui qui vient y risquer sa parole. Elle reconduit d’ailleurs souvent au sein de ses écoles et de ses associations des phénomènes d’aliénation au leader et à des discours dogmatiques stérilisants, preuve de son absence d’immunité vis-à-vis des phénomènes de groupes.

La disqualification des utopies

Du point de vue social et politique, la psychanalyse et les psychanalystes doivent choisir leur camp. Ce choix est loin d’être toujours celui du progrès social et politique. Et la théorie psychanalytique est souvent mise au service d’idéologies réactionnaires, ce que ne parvient pas à masquer tout à fait à la soi-disant neutralité politique. Les exemples sont nombreux. L’un des plus emblématique de l’histoire de la psychanalyse française est ce fameux ouvrage paru en 1969, « L'univers contestationnaire », écrit par deux sommités psychanalytiques qui livraient une interprétation sauvage et échevelée de la contestation de mai 68, tout en se présentant comme parfaitement orthodoxe du point de vue psychanalytique[6].

Sous le titre « L'univers contestationnaire. Étude psychanalytique », et sous une courageuse signature anonyme, « Stéphane André », paraissait en 1969 un ouvrage édifiant dont l'oubli est à la mesure de la gêne qu'il a pu procurer et pourrait encore procurer au sein du milieu analytique.

La thèse de l'ouvrage peut se résumer comme suit. Premièrement les « gauchistes » (entité artificiellement isolée par les auteurs) sont de grands adolescents, en pleine « prolongation de la crise pubertaire » (page 26), qui refusent de s'engager dans la situation œdipienne (page 26). C'est la thèse de l'évitement du complexe d'Œdipe.

Il ne s'agit même pas d'une véritable lutte contre le père, pour prendre sa place, mais « de faire comme s'il n'avait jamais existé » (page 36). Un fantasme de « suppression de la filiation ». Les auteurs croient repérer dans les slogans libertaires et anti-patriarcaux de 68 un vœu de « suppression de la fonction parentale » (page 56), comme en attestent, selon eux, le refus des examens, des niveaux d'intelligence, des hiérarchisations quelles qu'elles soient, la revendication d'un égalitarisme absolu, etc.

Deuxièmement, les événements de 68 correspondent au « stade infantile de l'analité cosmique » : « barbouillage des rues, des murs, foisonnement des slogans, flux verbal continu, vacarme assourdissant, … Tout ce débordement… » traduit une prise de possession à caractère excrémentiel (page 258). Il s'agit, précisent les auteurs, d'une tentative, en fécalisant l'autre, de le faire disparaître ; qu’il cesse d'exister et que le contestataire se retrouve seul avec ses semblables dans son univers narcissique. C'est autrement dit une volonté de se débarrasser du mauvais objet interne, de l'expulser « et après tout ira bien » (page 264). C'est aussi un « non » adressé au contrôle des sphincters (!), (Page 265).

Ce livre est prémonitoire car il annonce les thèmes qui seront en vogue chez les psychanalystes des années 80 : l'abrasion de la différence entre les générations ; la perte de la hiérarchie des valeurs et du goût de la vérité. 1968 serait la revendication d'une « société sans père » (confère l'ouvrage de Gérard Mendel, 1968 : La révolte contre le père). Les auteurs prétendent que les contestataires en refusant le père, l'identification au père et la lutte (œdipienne) contre le père, ne font que refuser la réalité. Car la réalité, c'est le père.

Page 27 : « … Ce qui est contesté, c'est la réalité, autrement dit le père et la filiation, en un mot la rationalité (je souligne) ».

Car : « la réalité [est] constituée essentiellement par l'obstacle auquel l'enfant se heurte, c'est-à-dire le père ». Le sophisme fait office de démonstration à travers une confusion qui identifie les pères eux-mêmes avec la réalité. Ce genre de confusion à propos de la notion de réalité sera plus tard levé par Lacan lorsqu'il introduira la question du réel. Les auteurs ne s'embarrassent pas de ces nuances et réduisent sans hésiter toute réalité à un principe psychique unique : le principe paternel. On comprend qu'à partir de là, tout engagement dans la « réalité », pour la modifier, devient suspect de résistance à l'interdit paternel (supposé structurant). Si bien que contester (la réalité du/) le pouvoir, revient à récuser la fonction paternelle. La messe est dite.

Et justement, l’autre thèse, encore plus baroque, avancée par les auteurs, consiste à postuler que les gauchistes contestataires incarnent « les nouveaux chrétiens ». On peine à suivre une élaboration psychanalytique douteuse qui va comparer et opposer religion juive et christianisme. La religion juive, c'est la religion du père, de l'alliance qui aboutit à une totale soumission à Dieu (page 59), le père. Elle exprime cette soumission par la castration symbolique qu’est la circoncision (ibidem). Elle permet l'intégration de l'Œdipe inversé où le père est pris comme objet d'amour. Il en résulte un renoncement à la mère, une barrière de l'inceste (représenté par le père-la réalité) inscrite avec rigueur et qu'on ne peut pas contourner (page 61). Ceci explique qu'elle soit compatible avec la raison et l'esprit scientifique. (Je souligne)

Bien différente est la religion chrétienne. Le christianisme, c'est la religion des miracles, des superstitions, du surnaturel et du polythéisme qui fait retour (qu'on songe au Mystère, à la Trinité, à la Parousie, à l'Immaculée Conception, à la Résurrection, à l'Au-delà, etc.). C'est la religion de l'irrationnel qui conteste le père charnel et qui mène à une vie de fratrie (je souligne), c'est-à-dire à un évitement de l'Œdipe !

D'ailleurs, « Joseph est un père châtré et trompé. Sa femme est vierge » (page 102), lui-même n'est pas le père de son enfant et abandonne sa modeste condition pour disparaître à jamais en cédant la place à son fils qui, lui, devient Dieu. Le christianisme est la religion de l'adolescent narcissique qui triomphe non pas de son père (le combat avec l'ange n'a jamais eu lieu), mais réalise miraculeusement le fantasme du roman familial… » (Page 62). Et les auteurs de retrouver dans les évangiles des paroles du Christ qui démontrent son statut d'adolescent attardé (pp. 62 et 63)[7] :

« Ainsi dans l'Évangile selon saint Matthieu : « N'appelez personne votre Père sur la terre [contestation du père historique charnel], car vous n'en avez qu'un, le père Céleste. » Dans un autre passage rapporté par le même évangéliste, il s'agit de l'enterrement du père. « Un autre d'entre les disciples lui dit : « Seigneur permets-moi de m'en aller d'abord enterrer mon père. » Mais Jésus lui réplique : « suis-moi et laisse les morts enterrer les morts. » Manifestement Jésus fut irrité par la priorité donnée au père. Aussi bien fait-il mourir tous les pères en les assimilant aux morts. Ou encore : « Il parlait encore aux foules lorsque survint sa Mère et ses Frères qui, se tenant dehors, cherchait à lui parler. À celui qui l'en informait, Jésus répondit : « qui est ma mère et qui sont mes frères ? » Et montrant ses disciples d'un geste de la main il ajouta : « voici ma mère et mes frères car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux Cieux, celui-ci m’est un frère et une sœur et une mère » (= « j’ai contesté mes parents et la société et vis avec les membres de la fratrie (les Apôtres) ; j'ai retiré mon investissement de la famille et investi narcissiquement ce qui me ressemble »).

L'opposition ainsi érigée entre judaïsme comme religion du père et christianisme comme religion de l'adolescence, et prototype de toutes les dissidences et révoltes, est aussi appliquée à l'histoire de la psychanalyse. Jung et Lacan font scission en raison de leur christianisme (le protestant et l'autre catholique) ! Les auteurs font de la psychanalyse une sorte de « science juive », réservée à des élus. Pour Roudinesco, « au nom du génocide, les [deux titulaires de la SPP] se permettent de transformer les contestataires en chrétiens, les chrétiens en antisémites, et les mauvais juifs en méchants freudiens »[8]. Daniel Cohn-Bendit se retrouve porteur d'une « structure psychologique chrétienne » !

Dans la même veine, les auteurs poursuivent les analogies les plus échevelées : les « juifs honteux » sont comparés aux « bourgeois honteux » que constituent les révoltés de 68, fils de bourgeois en rupture avec leur propre univers (page 148). Un nouveau racisme « antibourgeois », est assimilé ni plus ni moins au fascisme antijuif.

Cet ouvrage est unique dans les annales de l'histoire française de la psychanalyse. Les auteurs sont deux titulaires très respectés de la société psychanalytique de Paris (SPP), Bela Grunberger et Jeanine Chasseguet-Smirgel. Ils sont titulaires chevronnés, ils ont du pouvoir à la SPP. Si bien qu'aucun commentaire de l'ouvrage ne parut dans la Revue Française de Psychanalyse, il n’y eu aucune discussion. Un silence gêné leur fit place. Pourtant, la quasi-totalité des membres de la SPP fut indignée par l'ouvrage. Seule la presse de gauche réagit et certains psychanalystes, notamment juifs, pour se désolidariser d'une telle bêtise. Ainsi Anne-Lise Stern, Michel de Certeau, Roger Dadoun, Alain Didier (futur Alain Didier-Weil). Ce dernier écrivit un article indigné et présenta sa démission du cursus qu'il était en train de suivre à l'institut de la SPP pour rejoindre Lacan. L'ouvrage eut des conséquences désastreuses au sein de la SPP notamment parmi les élèves juifs et non juifs des auteurs.

Quels enseignements tirer de ce triste épisode de l'histoire de la psychanalyse française ? D'abord que la résistance vis-à-vis du politique ou vis-à-vis des faits sociaux peut pousser les plus chevronnés à s'adonner à la bêtise la plus insondable… Ensuite que l'organisation bureaucratique et figée de l'institution au sein de laquelle les auteurs avaient des responsabilités a pu avoir des effets facilitateurs. Cela illustre le danger de la rigidification dogmatique de la transmission de la psychanalyse et montre où peuvent mener les effets de pouvoir et de mise au silence au sein des sociétés de psychanalyse.

Pour mémoire, Bela Grunberger avait été analysé par Sacha Nacht. Juif hongrois d'origine, il avait vécu à Lyon pendant l'occupation, muni de faux papiers. Il s'était retrouvé en conflit avec Nacht qu'il trouvait trop autoritaire. En 1964, il avait refusé de rejoindre Lacan. Jeanine Chasseguet-Smirgel avait été l'analysante de Grunberger ! Elle faisait figure de pionniers à la SFP en raison de ses travaux sur la sexualité féminine. Elle devint rapidement membre des responsables de la société, parmi les plus bureaucratiques et les plus rigides.

A partir des années 80 la communauté psychanalytique en France s’est divisée sur les questions d’homosexualité et de nouvelles parentalités. L’anthropologie de Lévi-Strauss, qui n’en demandait pas tant, a été mise à toutes les sauces par l’instrumentalisation de la notion d’« ordre symbolique » au service d’une idéologie tout simplement réactionnaire et du retour à l’ordre moral.

Même dans les sociétés où les injustices sociales sont particulièrement criantes, les psychanalystes restent souvent sourds à cette réalité qui les entoure. Luiz Eduardo Prado de Oliveira, psychanalyste brésilien, témoignait encore dans un récent numéro de Psychologie Clinique que « Seules de fortes menaces avaient pu amener les psychanalystes brésiliens à remarquer l’abjection des inégalités sociales dans leur pays. »[9] C’est dire l’actualité toujours renouvelée de ces dérives et de ces résistances de la psychanalyse.

Une psychanalyse « utopiste » de gauche a existé

Pourtant l’histoire de la psychanalyse est également riche d’expériences progressistes menées par des psychanalystes engagés sur le plan social et politique.

Très tôt les disciples de Freud se trouvèrent divisés et s'affrontèrent quant à leurs positions politiques et leurs conceptions du rapport entre psychanalyse et politique. Pour les uns, la psychanalyse, comme entreprise, expérience et théorie critique n'était pas étrangère aux autres formes de lutte contre l'aliénation. Pour les autres, la contestation sociale - et nommément à l'époque le communisme et le bolchevisme - était une illusion, un fantasme dangereux, porteur des négations de la réalité humaine (encore la réalité !).

Freud, dans ce conflit, est toujours resté à mi-distance et un peu ambigu. D'un côté, il campait sur des positions traditionnelles, nostalgique de l'ordre impérial austro-hongrois, et très méfiant vis-à-vis des mouvements socialo-communistes (on trouve quelques allusions aux soviets dans quelques textes comme Malaise dans la culture où il parle de « l'illusion communiste »). Mais d'un autre côté, il aimait à fréquenter et il était proche à Vienne des grandes figures de l'opposition sociale-démocrate et sociale-libérale, comme Siegfried Bernfeld, dirigeant de la jeunesse socialiste. Il soutenait certains disciples franchement révolutionnaires : Wilhelm Reich, Otto Fenichel[10], Marie Langer, Edtih Jacobson…  Freud fréquentait amicalement Victor Adler, médecin, psychiatre et homme politique socialiste de Vienne…

Un moment d'ouverture a failli permettre l'élaboration et la mise en œuvre d'une réelle orientation progressiste de la psychanalyse. En 1918, au congrès de Budapest, Freud fait appel à ses élèves pour créer des cliniques psychanalytiques gratuites[11]. Cet appel sera entendu par l'auditoire et de nombreux projets furent mis en place par les participants : surtout Anton von Freund (riche mécène qui aida à fonder l'institut de Budapest et les éditions psychanalytiques internationales) ; Max Eitingon (mécène grâce auquel l'institut de Berlin a pu être fondé) ; Ernst Simmel (cofondateur de l'institut de Berlin) ; Eduard Hitschmann (fondateur de l’Ambulatorium de Vienne) ; Sandor Ferenczi. Eitingon et Simmel ouvriront la policlinique de Berlin en 1920. Hitschmann celle de Vienne en 1922, et Simmel celle du Schloss Tegel dans les environs de Berlin. Ferenczi ouvrira sa clinique gratuite à Budapest en 1929. Ernest Jones ouvrira sa clinique londonienne de psychanalyse en 1926. Melanie Klein, Hanns Sachs, Sandor Rado, et Karl Abraham qui assistaient également au congrès furent des acteurs clés de la policlinique de Berlin. A Vienne, Wilhelm Reich sera longtemps en charge de l’enseignement à l’« Ambulatorium ». Ces cliniques vont se multiplier jusqu'à l'arrivée des nazis qui entraînera leur effondrement. Seule persistera en Grande-Bretagne la Tavistok Clinic. À Berlin, l’institut psychanalytique deviendra l'institut psychothérapique dirigé par Goering (le neveu du sinistre nazi).

La transmission de ce mouvement, méconnu, se fera surtout en Amérique du Sud, où Marie Langer par exemple fondera l'école psychanalytique argentine. Des résurgences se feront jour çà et là en Italie, avec les mouvements de l'antipsychiatrie et de la psychothérapie institutionnelle française. Ces mouvements continueront à faire l'objet d'une suspicion durable en France à partir de la guerre 39-40. Des centres de consultations psychanalytiques gratuites renaissent pourtant ces dernières années, sous l'égide de différentes associations de psychanalyses.

Psychanalyse de l’idéaliste : une croyance folle – Le grand partage et le discrédit de l‘idéal

Le positionnement progressiste et la lutte contre les injustices sociales ne protègent évidemment pas de l’emprise idéologique. Mais l’effort d’aller vers ceux qui sont à la marge, les exclus culturels, sociaux ou économiques, implique nécessairement une remise en cause des discours dominants, des théories générales et des représentations stéréotypées.

Mais revenons à la psychanalyse du révolutionnaire de 1968.

Il est frappant de constater combien l’idéal qui anime le contestataire de 1968 est totalement discrédité par les psychanalystes de la SPP. Son aspiration à plus de liberté et à faire craquer un ordre traditionnel étouffant n’est que le reflet d’une immaturité adolescente. Les mêmes auteurs, transposés par exemple dans la Tunisie de Ben Ali, auraient-ils proféré les mêmes jugements ? Auraient-ils considéré que la foule en colère qui criait « Ben Ali dégage ! » reflétait l’infantilisme d’un peuple qui se révoltait contre son père ? 10 ans après les Printemps arabes, la question paraît grotesque. Et pourtant. Notre ministre de l’intérieur de l’époque n’avait-elle pas suggéré de mettre au service du dictateur "le savoir-faire [de la police française], reconnu dans le monde entier, afin « de régler des situations sécuritaires de ce type"[12] ? Il ne s’agissait donc pour elle que de troubles sécuritaires…

La démonstration des deux psychanalystes de la SPP est certes caricaturale, mais elle a l’avantage de nous rendre attentifs à un glissement toujours susceptible de se produire du côté de la psychanalyse. La tendance qui consiste à interpréter de manière sauvage et généralisante l’engagement d’un individu dans une cause est toujours d’actualité. Dans nos sociétés occidentales sécuritaires, où le moindre risque est traqué par le principe de précaution, risquer sa vie au nom d’une cause est devenu rigoureusement incompréhensible. Cela ne peut être que pathologique et suicidaire. Il faut prêter attention à l’argumentation utilisée par Bela Grunberger et Jeanine Chasseguet-Smirgel car elle relève d’une structure de pensée que l’on retrouve identique à chaque fois qu’il s’agit pour l’occident de discréditer son autre.

Qu’est-ce qui caractérise ces adolescents immatures, épris de fraternité et de charité chrétienne dans leur révolte contre le père ? Ce sont leurs fausses croyances, leurs croyances déraisonnables. Car la conséquence de leur infantilisme, c’est qu’ils adhèrent au modèle de la religion chrétienne (même s’ils sont juifs !), la religion des miracles, des superstitions, du surnaturel et du polythéisme, la religion de l'irrationnel. En s’opposant au Père, nous rappellent-ils, ce qu’ils contestent, « c'est la réalité, autrement dit le père et la filiation, en un mot la rationalité » ! Ces pauvres contestataires non seulement sont immatures mais ce sont en outre des fous en proie à la déraison.

L’occident moderne vit sur ce partage entre la raison et la folie, entre la raison et la croyance, puisque la croyance, c’est toujours la croyance des autres et qu’elle est toujours à ce titre déraisonnable. Ce que l’on appelle modernité est fondé sur ce partage et cette structure de pensée. Cette structure est répétitivement recyclée pour s’appliquer à toutes sortes de contestation. Pour Grunberger et Chasseguet-Smirgel, le pôle de la raison était occupé par la religion juive tandis que le pôle de la folie-maladie était celui du christianisme et des adolescents qui s’y perdent. La même structure s’applique de nos jours à ceux que l’on appelle les terroristes. Un semblable raccourci oppose la raison raisonnable des religions traditionnelles (l’islam ou le christianisme) et la folie-maladie des radicaux (l’islam radical ou les églises-sectes évangélistes). En France, le traitement politique de la fameuse « radicalisation » est édifiant. Le déni de la signification politique du phénomène est massif. On le traite comme une maladie contagieuse, une épidémie susceptible de se répandre.  Et on confie la prise en charge du fléau aux Agences Régionales de Santé, habituées à s’occuper des épidémies de rougeole ou de grippe ! D’énormes moyens sont attribués à de multiples associations dont la fonction est simplement de reconduire ce partage rassurant entre les fous et les sains d’esprit.

A un autre niveau, il n’est pas rare de voir des psychanalystes récuser la possibilité de travailler avec certains sujets au prétexte qu’ils sont pris dans des croyances déraisonnables qui s’opposent, dit-on, à la possibilité même de l’analyse. Les croyances dites par euphémisme « traditionnelles » qui font appel aux mauvais sorts, à la possession, à la magie, seraient un obstacle à l’écoute analytique en raison du mécanisme de projection qui fait attribuer à des instances extérieures au sujet la responsabilité de ses symptômes ou de ses malheurs.

 

La psychanalyse et les vérités multiples

Toutes ces situations posent la question du rapport de la psychanalyse à la croyance et aux croyances, qui sont toujours les croyances de l’autre puisque le sujet occidental prétend vivre dans un monde ordonné par la raison et qu’il est ainsi en mesure de départager le raisonnable et l’irrationnel. Dans ces conditions recourir à la notion de croyance est une impasse puisque le terme lui-même contient la structure de pensée qu’il s’agit d’interroger. Pour avancer dans cette question, il faut reconnaître une chose assez simple : c’est que la croyance de l’autre, c’est ce qu’il tient pour vrai. Autrement dit l’enjeu n’est plus l’analyse psychopathologique de la croyance de l’autre, mais la question est de savoir comment il est possible d’accepter, d’accueillir et de reconnaître des vérités multiples. Il n’y a pas si longtemps que le monde intellectuel accepte cette idée qu’il existe des « régimes de vérité différents », relatifs à tel contexte historique, politique ou culturel particulier. L’expression est de Michel Foucault qui a grandement contribué à ce que l’empire de la raison moderne soit ébranlé.

Comment la psychanalyse peut-elle se situer par rapport à ces différents régimes de vérité ? Comment peut-elle accueillir le divers ? Comment dépasser les conflits répétitifs et somme toute assez stériles qui opposent les universalistes aux relativistes ? Ce débat a récemment encore fait l’objet de manifestes dans les médias français sous la forme d’une opposition entre les identitaristes et les universalistes, divisant les intellectuels et les psychanalystes eux-mêmes[13].

L’une des voies possibles pour répondre à cette question est d’interroger le ou les régime(s) de parole propre à la psychanalyse. La parole promue et permise par la psychanalyse ne relève en effet pas – ou pas seulement - du discours de raison qui correspond à la domination du logos grec depuis l’antiquité.

On peut faire l’hypothèse que la psychanalyse représente une sorte de retour du refoulé, de symptôme, venant faire pièce à la domination du logos. Soit parce qu’elle constitue en elle-même un nouveau mythe ou une nouvelle mythologie, soit en ce qu’elle permet à tout un chacun à travers l’expérience particulière de la psychanalyse de renouer avec une forme d’énonciation et de parole proche de la parole mythique, analogue à la parole mythique, voire proche de la parole religieuse. Car le propre de la parole en psychanalyse c'est d’être une parole pleine, une parole vraie, une parole qui engage dans une énonciation, une parole-action, une parole qui transforme. Ce n’est pas l’énoncé d’un savoir en termes de connaissance objective.

De quel registre relève alors ce régime de vérité de la psychanalyse si ce n’est pas celui du logos – ou n’est pas seulement celui du logos ?

Cette question fait écho avec les critiques de plus en plus de nombreuses qui visent l’hégémonie de la raison occidentale. Elles émanent des intellectuels du sud, ou plus précisément des zones anciennement colonisées ou des minorités en situation d’exclusion interne en occident. Les psychanalystes du nord, comme les intellectuels en général, doivent entendre cette critique de la domination du logos transformé en discours universel de raison. Ce n’est évidemment pas tant la raison au sens de la science qui fait problème mais bien plutôt la raison lorsqu’elle se pose comme universelle dans le champ du droit (les droits de l’homme), du politique (l’exportation de la démocratie occidentale), ou du religieux (la laïcité). Ces trois axes au moins sont violemment remis en cause et souvent assimilés à de nouveaux modes de colonisation qui ne s’avoueraient pas comme tels. Ces critiques sont évidemment à double tranchant puisqu’elles peuvent aussi servir les mouvements les plus rétrogrades qui vont prétendre que les idéaux d’émancipation issus de l’occident ne peuvent s’appliquer aux spécificités culturelles de telle ou telle société traditionnelle. C’est ainsi qu’on entend de plus en plus souvent l’argument d’une incompatibilité entre l’islam et la démocratie, ou entre la tradition confucéenne et les droits de l’homme, etc., et qu’au titre de cette incompatibilité, les progressistes sont discrédités comme traitres à leurs traditions.

Entendre les critiques qui s’adressent à l’hégémonie de la raison occidentale n’implique donc pas d’abandonner les idéaux émancipateurs sur lesquels peuvent s’appuyer les mouvements progressistes. Il s’agit d’interpréter cette critique et d’examiner en quoi elle peut nous aider à sortir des impasses de la modernité.

On peut en effet se demander ce qui fait référence, ce qui fait office de garantie de la vérité dans nos sociétés occidentales modernes. Naguère, la garantie c’était Dieu, la parole révélée. Elle a perdu de son empire dans les sociétés occidentales. Le discours scientifique avec ce qu’il comporte d’esprit critique, de démonstration logique et de connaissances vérifiables sur le plan expérimental lui a damé le pion jusqu’il y a encore peu. A son tour, la référence à la science a perdu de son crédit pour beaucoup. Ces références ne font plus garantie que localement, pour des groupes restreints et spécifiques. Une autre conception, triviale, de la vérité s’est répandue, qui consiste à dire « à chacun sa vérité ». C’est la loi du marché de la libre consommation. Chacun est libre de consommer comme il veut en fonction de son intérêt propre et de manière analogique il a les opinions qu’il veut et érige ce qu’il veut en vérité. C'est le monde libéral. Cette fiction est elle aussi l’objet de critiques virulentes par les générations actuelles qu’il s’agisse des jeunes en occident qu’en dehors de l’occident.

Malgré ces contestations encore récentes, malgré cet ébranlement de la référence, il reste extrêmement difficile de penser la possibilité de formes de vérités multiples et diverses, et d’imaginer leur cohabitation pacifique. Malgré les louables efforts de dialogue inter-religieux, les religions restent en guerre larvée.

L’aspiration commune c’est encore de penser l’universel à partir de l’héritage du logos grec.

La psychanalyse, lorsqu’elle soutient des mouvements de réaction morale ou lorsqu’elle reste indifférente à l’oppression et aux injustices sociales, ne se fait-elle pas complice de cette hégémonie occidentale en sacrifiant à une référence normative du point de vue moral et politique ?

Il ne s’agit évidemment pas de dire que la raison est en elle-même la source des difficultés à penser et à accueillir l’autre. Mais il faut apercevoir la manière dont elle sert d’emblème à l’occident et les fonctions de cet affichage. C’est toujours en son nom que des pratiques d’exclusion ou d’accaparements violents sont mises en œuvre : civiliser les sauvages, exclure les fous, disqualifier les opposants, discréditer les idéaux utopiques…

Or l’histoire et l’anthropologie nous montrent pourtant que cette configuration n’est pas la seule possible. Le statut de la vérité et ce qui lui fait office de garantie, comme le statut de la parole, sont éminemment variables et il est important de saisir comment s’est imposée cette référence hégémonique de la raison, autrement dit la justification de l’universel.

Qu’avons-nous perdu, qu’avons-nous refoulé, lorsque nous avons promu la Raison des Lumières comme référence unique de notre monde ? La psychanalyse peut-elle permettre d’entendre ce refoulé et y trouver les ressources d’une théorie et d’une pratique renouvelées ?

 

 

[1] Cf. par exemple : Millot Catherine, Ô solitude, NRF, Gallimard, 2011.

[2] Voir une synthèse dans Jacques Sédat (2009) Lacan et Mai 68, Figures de la psychanalyse /2 (n° 18), pages 221 à 226. En ligne ici : https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2009-2-page-221.htm#).

[3] J. Lacan, Discours de conclusion, Congrès d’Aix-en-Provence…, 1971, cité par Sédat, Ibid.

[4] MBEMBE Achille (2016) Politiques de l’inimitié, La Découverte.

[5] REVAULT d’ALLONNES Myriam (2018) La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun, Le Seuil.

[6] STEPHANE André (1969) L’univers contestationnaire. Étude psychanalytique. Petite Bibliothèque Payot.

[7] Les auteurs repèrent sans doute une innovation majeure du christianisme, même s’ils n’en saisissent pas la portée véritable. On pourra comparer leur point de vue avec celui (autrement argumenté !) de Michel Serres qui dans une tout autre perspective part de ce point précis pour poser le christianisme comme la religion de la modernité, celle qui permet enfin de sortir des filiations (meurtrières) par le sang pour accéder à la filiation symbolique universelle. Cf. Serres Michel (2011) Hominescence, Le Pommier, et surtout son dernier ouvrage où cette question est développée : Relire le relié, Le Pommier, 2019.

[8] Élisabeth Roudinesco (1986), Histoire de la psychanalyse en France, Le Seuil, page 595.

[9] Prado de Oliveira Luiz Eduardo (2009) La politique, l’Autre de la psychanalyse. Terreur, haine, radicalisation, Psychologie Clinique, numéro 48, 2019/, pp.146 - 157.

[10] JACOBY Russel (1986) Otto Fenichel : destins de la gauche freudienne, PUF.

[11] DANTO Elizabeth Ann (2005) Freud's Free Clinics: Psychoanalysis & Social Justice, 1918-1938, Columbia University Press

 

[13] Manifeste des 80 psychanalystes du jeudi 26 septembre 2019 dans Le Monde « 80 psychanalystes s’insurgent contre l’assaut des « identitaristes » dans le champ du savoir et du social » ; qui faisait suite au manifeste des 80 intellectuels « Le « décolonialisme », une stratégie hégémonique : l'appel de 80 intellectuels », paru dans le Point en novembre 2018.

 
 

 

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