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Lacan et le texte philosophique : la référence à Kierkegaard

10 Septembre 2017 , Rédigé par L'APFEC Publié dans #Nos publications

Lacan et le texte philosophique : la référence à Kierkegaard

Texte de Aïcha Ben Miled (psychologue clinicienne, psychothérapeute)

présenté dans le cadre du Groupe Lacan "La relation d'objet".

(Avril 2016)

 

« Ce que dit la philosophie est vrai. La vie se comprend en regardant vers l’arrière, mais il ne faut pas oublier qu’elle doit être vécue en regardant vers l’avant. »

Soren Kierkegaard (La répétition,1844)

 Mes premières lectures de Lacan m’ont amenée à découvrir un style bien particulier. En effet, ce qui me frappe d’emblée et qui m’est personnellment parlant, c’est l’étendu de ses références littéraires toujours habilement articulées avec la psychanalyse. Lacan construit, brode pour ainsi dire sa théorie, à partir d’une critique toujours habilement menée de ses contemporains et prédécésseurs. Pour Lacan, toute science de l’inconscient est aussi science de « la fiction ». Aussi, chez Lacan, il y a toujours « un autre texte » non clinique et non théorique, celui des écrivains et des philosophes.

Aujourd’hui, mon intérêt va particulièrement à Kierkegaard que Lacan cite régulièrement dans ses enseignements et auquel il fera référence dans sa conception de l’objet, toujours dans la lignée de Freud, puisqu’il est question dans l’oeuvre du philosophe danois de l’élaboration de la perte. Ainsi, pour éclairer le sens de la découverte freudienne, Lacan ajoute à la référence à Hegel celle de Kierkegaard, et ira jusquà dire : «La vérité, c'est Kierkegaard qui la donne» (séminaire L’angoisse, 21 novembre 1962). Si Freud n’a jamais cité Kierkegaard, Lacan a repris quant à lui les idées du philosophe pour retravailler et mettre en exergue les concepts freudiens.

Dans son introduction au séminaire sur la relation d’objet, Lacan cite Kierkegaard en lien avec la notion de “L’objet perdu”. Le concept de relation d’objet est présenté par lacan comme un point central dans la théorie et la pratique. Pourtant, ce n’est qu’au bout de la troisième année de son enseignement que Lacan aborde cette question cruciale, car, dit-il, c’est un sujet qui ne peut être traité qu’après un certain recul, à savoir, après avoir abordé la notion de transfert et la notion d’inconscient. C’est dire la complexité qui s’articule autout du rapport du sujet à l’Autre.

 Freud nous renvoie dans Dans Trois essais sur la théorie sexuelle, dans le chapitre sur la découverte de l’objet, à la notion d’objet. Il explique que « toute façon pour l’homme de trouver l’objet, est, et n’est jamais que, la suite d’une tendance où il s’agit d’un objet perdu, d’un objet à retrouver » (Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle). L’objet est saisi par la voie d’une rechcherche de l’objet perdu. Une nostalgie lie le sujet à l’objet perdu, et marque la retrouvaille du signe d’une répétition impossible”, puisque précisément, ce n’est pas le même objet et ne saurait l’être. Dans son introdution au séminaire sur la relation d’objet, Lacan insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’objet génital, c’est à dire « cet objet pleinement satisfaisant, objet par excellence, harmonieux et adéquat qui fonde l’homme dans la réalité qui prouve sa maturité », mais il est question d’un objet perdu, d’un objet à retrouver (Lacan, séminaire La relation d’objet, p.15). Enfin, tous les efforts du sujet vont tendre vers la retrouvaille de cet objet, sous le signe d’une répétition « impossible », puisque ça ne saurait être le même objet. C’est là toute la dimension conflictuelle qui fonde la relation sujet-objet, car par essence même, la répétition s’oppose à la remémoration.

Et c’est dans ce registre de la notion freudienne de la retrouvaille de l’objet perdu, que Lacan se réfère à Kierkegaard et sa conception de la répétition. 

 

Qui est Soren Kierkegaard ? 

Soren Kierkegaard est un écrivain et philosophe danois qui vécut entre 1813. Après une thèse sur le concept d'ironie, il écrira plusieurs ouvrages qui reposent sur le concept d’expérience vécue et qui fera inscrire son œuvre dans le courant de l’existentialisme. Bien que ses écrits puissent paraître très abstraits et difficiles à aborder, pourtant à y voir de plus près, l’auteur est présenté comme « le plus aigu questionneur de l’âme avant Freud », puisqu’il traîte des expériences humaines des plus réelles. Aussi, dans ses «Miettes philosophiques », l'auteur affirme que « l'existence de chacun est individuelle et exceptionnelle, irréductible aux groupes et à la famille, le devoir de l'individu étant d'obéir à sa propre vocation ». Pour lui, la subjectivité est la base de la vie humaine : toutes les vérités – y compris religieuses – ont besoin d'une appropriation subjective afin de devenir vraies pour l'individu.

« La répétition » a été écrit en 1843. Il s’agit d’un essai de psychologie expérimentale” qui a marqué l’histoire de la philosophie existentialiste. Il s’agit d’une oeuvre de fiction qui raconte une année dans la vie de Constantin Constantinus qui est littéralement obésédé par une idée fixe : la répétition. Mais avant tout, cet ouvrage se présente comme une réponse « philosophico-existentielle » à une aventure que le jeune Kierkegaard a vécu à l’âge de 24 ans. Une aventure qui aurait pu s’arrêter là, si ce n’est le génie tourmenté de l’auteur qui l’inscrit dans les plus belles histoires d’amour de la littérature, et le fait unir pour toujours à sa belle dans l’écriture, à défaut d’être unis dans la vie. Ainsi, Jean Brun écrit-il dans l’introduction du cinquième volume de Œuvres complètes de Soren Kierkegaard : « la répétition exprime l'éternel présent de ce qui a été et qui demeurera quoi que je fasse», un amour ne se répétant pas «dans d'autres amours», mais se répétant «en lui-même; il ne meurt pas comme le Phénix : il trouve en lui la force de renaître lorsqu'il risque de mourir».

En 1840, Kierkegaard demande la main de la jeune Regine Olsen, mais dont l’existence réelle importe peu au regrad de ce qu’elle signifie pour Kierkegaard. Peu de temps après leur rencontre, elle rompt leurs fiançailles, amenée à cela par le jeune homme et son comportement délibérément frivole, tout en continuant à écrire qu’elle est l’Aimée absolue, qu’il ne cesse de l’aimer et de se tourmenter pour elle. Il avait compris que sa mélancolie risquait de gêner Régine et avait préféré assumer la honte de son comportement envers elle aux yeux de tous afin de l’épargner. Hélas, il fut bientôt saisi par l’annonce dans le journal que Regine allait se marier avec Frederik Schlegel. En lisant cela, il déchira plusieurs pages du manuscrit du livre et lui donna une autre tournure.

Les textes Kierkegaard, qui ont longtemps été présentés comme préparant la critique nietzchéenne, usent de la même ironie. Par une sorte de ruse, dans la suite du roman, Kierkegaard va jusqu’à donner des conseils de ruptures au jeune homme qui doit quitter sa promise. C’est dire qu’il préfère rester dans le souvenir de la rencontre, de l’émoi de la rencontre et rester suspendu à ce souvenir constitue, selon lui, une affirmation de l’être dans sa singularité, une élévation de l’être qui se détache ainsi des évènements futiles de la vie, qui ont tendance à le disperser.


Le concept de répétition chez Kierkegaard  

Ainsi, Kierkegaard, dans sa construction, situe la répétition non pas comme réduction, mais comme accomplissement de la liberté. Pour lui, la répétition réconcilie, dans l’instant, le temps et l’éternité, le même et l’autre, le re- et le nouveau du renouveau (ou de la renaissance). En d’autre termes, il revit le moment éternellement et pour lui-même. Pour Kierkegaard, la répétition ou la reprise authentique n’a de sens que sur un plan religieux, c’est-à-dire au paroxysme de la foi, entre absurde et miraculeux. Si elle échappe à la stérilité de l’habitude et du ressassement, c’est par ce qu’elle touche à la transcendance. Et c’est à travers la souffrance que l’homme peut aboutir à la perfection, l’absolu, l’infini…

 Le meilleur modèle qu’en propose Kierkegaard est celui de Job, le patriarche biblique : fidèle à Dieu et gâté de Lui, il subit tous les revers de fortune, sans faiblir ni douter ni céder à l’opinion commune, et, du fond de son désespoir, il ose encore tenir tête à Dieu et revendiquer son droit. Alors Dieu l’entend et finit par lui rendre ses biens, en plus « d’un intérêt substantiel ». Que retenir de cet exemple ? D’abord que tout se passe au plus intime d’une expérience subjective, à un instant donné et dans une situation singulière. Ensuite, que la répétition commence par la perte ou le sacrifice, au nom de l’absolu, de ce qui avait spontanément été pris ou reçu dans son immédiateté et sa jouissance innocente… Nous retrouvons là l’idée freudienne de l’objet perdu qui sera reprise ensuite par Lacan. 

Ce que Lacan emprunte donc à Kierkegaard, ce sont les notions de : répétition, angoisse, instant et existence. Il apporte ainsi une autre dimension à l’édifice freudien qui ne se limite plus à une sorte d’automatisme de la mémoire inconsciente. Dans le même sens, en intégrant le concept d’angoisse, d’instant et de choix possibles dans la conception de la répétition, Lacan la lie à la rencontre du désir de l’Autre, qui nécéssairement fait dire au sujet : « que veut-il de moi ? »

Pour Lacan, la répétition n’est pas simplement celle du trait unaire. Si elle est fondée sur la jouissance, c’est qu’il y a, dans le fait même que ça se répète, quelque chose qui est perdu. C’est bien parce qu’il y a perte d’une jouissance que l’on répète, afin d’essayer de récupérer quelque chose de cette jouissance à jamais perdue. Lacan utilise le terme d’entropie (du grec entropia, « retour ») pour rendre compte de cette dimension de la perte. On comprend mieux ainsi le terme de plus- de-jouir qu’il utilisera, dans le sens d’une récupération d’une jouissance perdue.

 

Conclusion :
D’aucuns diraient que Kierkegaard était un mélancolique, écrasé par un père dominant et incapable de laisser une place au jeu de l’amour et du semblant, mais ce qui a fait d’après moi son génie, c’est qu’il a eu l’intuition que l’objet perdu ne pouvait être retrouvé. C’est ainsi que « le solitaire de Copenhague » a fait de sa répétition une quète transcendentale pour vivre dans le souvenir qui nourrit son imaginaire. Il a vite compris que son destin n’est pas celui d’être mari, mais d’être écrivain. C’est même ce renoncement ou cette négation qui rend possible sa transfiguration et qui rendra possible sa résurrection et son accession à la vie éternelle, car pour lui, ce qui avait été perdu se trouvera rendu au centuple… Pour finir, j’aimerai citer Karl Ejby Poulsen qui le présentera ainsi dans la préface du livre « La répétition », édition Payot et Rivage : “La douleur, la peine qu’il éprouva se lira en filigrane dans son oeuvre car n’est ce pas le lot justement de l’écrivain, que son cri de douleur se transforme en musique envoûtante pour ses lecteurs”.

Bibliographie :

Adam, R. (2005). Lacan et Kierkegaard. Paris. PUF

Barthes, R. (1982). Le plaisir du texte. Paris. Points Seuil.

Kierkegaard, S. (1843). La répétition. Paris. Payot et rivage (2003).

Kierkegaard, S. (1844). Miettes philosophiques. Paris. Gallimard (1990).

Freud, S (1905). Trois essais sur la théorie de la sexualité. Paris. Gallimard. 1966.

Miller, J-A. (1994). Lacan, J. Le Séminaire. La relation d’objet. Paris. Seuil

Tisseau, P-H., Jacquet-Tisseau, E-M. (1998). Introduction au cinquième volume des œuvres complètes de Soren Kierkegaard. La Répétition. Crainte et tremblement. Une petite annexe. Editions de l’Orante. P. XIX.

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