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Institution médicale et tabou de l’annonce

10 Septembre 2017 , Rédigé par L'APFEC Publié dans #Nos publications

Naziha Boughzala est psychologue clinicienne à l'Institut Mohamed El Kassab, Tunis.

Texte présenté lors du colloque "Psychanalyse et croyance", Avril 2012.

Ce qui m’a attiré le plus dans le thème de cet après midi, "psychanalyse croyance et institution", c’est en premier lieu, l’institution. Elle renvoie pour moi au groupe, à la hiérarchie et à l’adaptation de l’individu par rapport à elle. Le groupe en orthopédie c’est l’équipe médicale, paramédicale et enfin le psychologue.

Alors, "Institution et tabou de l’annonce", pourquoi ce thème ? Parce que l’annonce n’est pas institutionnalisée à l’institut Mohamed El Kassab. Il n’y a pas encore un protocole clair face à l’annonce du handicap et même la carte du handicap lorsqu’elle est donnée, ne constitue pas une annonce en soit car elle est vécue différemment selon les personnes et en général comme un moyen pour faciliter la vie.

D’abord, qu’est-ce que l’institution Mohamed el Kassab ? Que peut faire un psychologue dans cette institution et plus précisément dans un service d’orthopédie infantile ? Qu’est ce que le tabou dans cette institution et qu’est ce qui est tabou dans l’annonce ? Telles seront les axes que nous allons aborder.

1/ L’institution et le psychologue dans l’institution

Dans une institution hospitalo-universitaire qui a pour nom « el kassab » et quand on est touché dans son corps réel par la volonté de dieu, selon les propos des patients, à quoi l’on s’attend ?  El kassab, c’est le nom d’un docteur éminent dans l’histoire de l’orthopédie en Tunisie et il est intéressant de remarquer que ça signifie « le boucher » en arabe littéraire. Ce nom est remarquable à l’entrée de l’institution et il est associé aux fractures, aux béquilles, à l’handicap et surtout à l’amputation. Ce nom est chargé d’une violence telle, que rien qu’en franchissant sa porte en se sent agressé jusqu’à l’os. L’expression tunisienne « je l’ai senti aux os » métaphorise l’intensité d’une violence ou d’une blessure narcissique vécue par quelqu’un.

 Dans cet ordre d’idée, El Kassab est un lieu chargé par l’attaque au narcissisme.

 C’est une réalité de blessures, de corps allongé ou en position assise. C’est une réalité de réparation, de roues qui remplacent la bipédie. Dans cette réalité, la condition humaine est remise en question. L’identité est touchée et parfois brouillée par « les malformations » et l’on se sent dans un monde où l’homme lutte contre la nature ou ce qu’on appelle communément chez nous « kadha wa kadar » (le destin). C’est une institution  où l’homme, chirurgiens et patients, lutte contre les dommages corporels occasionnés par une maladie ou un accident venue d’ailleurs, venue de dieu « men and rabi » (venue du Totem). Mais l’enjeu du combat n’est pas le même pour tout le monde. La réalité médicale est différente de la réalité des patients et l’on rencontre des décalages entre ces deux réalités avec la différence des attentes de chacun et l’inscription institutionnelle des soins. Mais il y n’y pas que deux réalités seulement.

Il y a en a autant qu’il y a d’intervenants. Et il y a celle du psychologue, qui joue ici le rôle de médiateur interprète pour réduire ce décalage.

J’ai commencé ma vie professionnelle dans le service de chirurgie orthopédique infantile, une semaine après le départ de Ben Ali. On a rien prévu pour moi. On m’a demandé de mettre une blouse blanche comme tout le monde et de suivre la visite au chevet des malades. Alors j’ai porté cette blouse et j’ai commencé la grande tournée avec étudiants externes et internes en médecine, résidents, kinés, stagiaires en kinésithérapie et médecins professeurs. La grande visite est un ancien rituel que les mères attendent avec impatience et les enfants, souvent, avec des pleurs. Se dénuder devant toutes les blouses blanches, montrer à tous son corps déformé c’est parfois pour certains s’exposer au regard de tous non sans honte. 

 A cette période qui suivait le 14 janvier, tout marchait lentement et de façon chaotique en même temps. Les rapports institutionnels étaient désorganisés. La hiérarchie renversée sens-dessus-dessous. On essayait de faire comme d’habitude quand plus rien n’était comme d’habitude. Ma position de psychologue fraichement recrutée et très jeune par rapport à l’équipe était et reste très inconfortable dans le service. L’équipe me mettait dans la position de celle qui ne sait pas et qui n’a pas l’expérience. On ne « croit » pas au psychologue car un psychologue ne peut rien faire en orthopédie.

 Dans un temps et un espace où le corps doit être réparé, l’affectivité n’a presque pas de place, elle est même déstabilisante et souvent considérée comme dangereuse pour l’équipe. La dissociation entre le somatique et le psychique constitue la principale défense à l’hôpital. La position inconfortable s’accentuait de plus en plus et on refusait le psychologue sans le refuser.

Deux moments, ont marqué mon intégration :

 Le premier moment clé, est lié à la curiosité et l’envie de répondre aux questions des enfants qui m’ont conduit au bloc opératoire. J’ai été au bloc, en effet, pour avoir une idée sur tout ce qui se trouve dedans et pouvoir construire moi-même une représentation de la salle d’opération. Mais aussi, pour pouvoir la métaphoriser ensuite avec les enfants sous forme de dessin ou de jeu.

Le 2ème moment est marqué par la rencontre de l’anxiété et l’inquiétude du chirurgien face à l’impact de l’annonce d’un cancer et le savoir faire du psychologue.

Ce sont les deux moments qui ont marqué mon intégration aux yeux des  patients et du chef de service. Mais il reste encore un long chemin à faire au sein de l’hôpital. C’est dans ce contexte où la psychologue essaie de s’adapter que j’ai eu l’idée de présenter un cours sur « qu’est ce qu’un psychologue » d’une telle façon que toute l’équipe arrive à imaginer, c'est-à-dire prendre par la main de l’esprit qu’est ce qu’un psychologue. C’est comme ça que j’ai eu l’idée d’utiliser des images empruntées de leur langage. Alors j’ai utilisé l’image de l’entretien qui ressemble à une opération qui doit se faire dans un bloc opératoire. J’ai imagé l’élaboration verbale de l’entretien clinique comme quelque chose qu’on peut toucher par l’esprit comme la main du soignant qui palpe un muscle. J’ai comparé les projectifs à l’imagerie numérique. Tous ces efforts ne constituent qu’un pas franchi sur le long chemin de sensibilisation à la profession de psychologue. Ce que j’ai gagné c’est le respect mais en orthopédie on ne croit pas encore à la psychologie. Le travail psychique groupal fait qu’on résiste au changement.

Maintenant après avoir présenté le cadre de mon travail, je vais aborder l’axe de la pratique du psychologue en orthopédie.

L’organisation du service est faite telle que dans chaque chambre, il y a 6 à 8 lits rapprochés par binômes. Ce sont des chambres collectives aménagées pour l’accueil mère-enfant et pour les adolescents et adolescente autonomes. Notre service a une capacité d’accueil de 63 lits. Dans ce service on prend en charge la prévention, le diagnostic et les traitements de toutes les affections de l’appareil locomoteur. Nous travaillons en équipe avec d’autres services de l’institut.

L’organisation du service est faite telle que mères et enfants cohabitent ensemble pour des mois parfois. Il n’y a pas de place pour l’intimité et la vie privée mais il y a beaucoup de place pour les liens et les identifications, il y a de la place pour l’amitié entre les mères mais aussi pour l’hostilité. Entre proximité et promiscuité tient un fil. Cette promiscuité est un grand facteur de stress ajouté au stress initial lié à l’attente de la décision thérapeutique puis de sa réalisation. L’hôpital est une scène complexe car il est le support de projections diverses. Les conflits inhérents à la prise en charge entre l’équipe paramédicale et les mères alimentent ce stress et les mères expriment souvent un sentiment d’oppression « tkoul alya fi habess », c’est comme si j’ai été en prison. La principale raison de ce vécu c’est l’intégration de trois espaces dans un même espace. L’hôpital est un lieu de vie pour les hospitalisés, un lieu de travail pour le personnel soignant et un lieu d’apprentissage pour les stagiaires. L’enchevêtrement de ces trois fonctions de cet espace créé parfois des confrontations entre personnel et mamans, dans la mesure où l’on ne veut pas qu’elles soient dans le service pendant les horaires du travail. Face à cette situation je me suis assignée le rôle d’aménager ces espaces pour réconcilier les mères avec l’institution. C’est un travail délicat puisque je suis comme une interface de l’institution. Je porte la blouse blanche avec le sigle de l’hôpital. Je suis aussi « l’institution », donc on peut me refuser et je peux être objet de projection d’hostilité. D’un côté, je représente l’institution mais de l’autre, je reçois des plaintes contre l’institution. La réconciliation avec l’institution consiste en un travail d’explication liée parfois à l’Etat et ce qu’il a prévu pour la santé publique. Il est à noter que les délais d’attentes des opérations sont très éloignés vue qu’il y a seulement deux services d’orthopédie infantiles dans toutes la république et qui sont localisés dans la capitales. Quand c’est possible, je vois les mères avec leurs enfants en préopératoires pour donner sens à cette attente.

L’institution est un tiers dans la relation mère-enfants, c’est l’Autre désiré. L’institution est parfois défaillante dans la fonction de contenance. C’est un père insuffisamment bon car il n’a pas les moyens pour répondre à tous les besoins et provoque beaucoup de frustrations. (C’est ce qui fait encore plus la difficulté de travailler dans cette institution et parfois l’impossibilité d’y travailler.)

Après cette longue attente vécue dans l’institution et nourrie par elle, vient le jour de l’opération. C’est une intervention qui vise à réparer, dans les limites du possible, une malformation rachidienne (scoliose). A ce moment là, les projecteurs se dirigent vers les risques du handicap. Et quand, les limites du possible sont dépassées et le risque devient réalité, l’annonce du handicap devient tabou.

2/ Qu’est ce que le tabou et qu’est ce qui est tabou dans l’annonce ?

Le tabou selon Freud (1913) c’est une transmission entre les générations, un mythe organisateur d’un groupe ou d’une institution qui aurait pour fonction la protection contre l’angoisse de mort. « Le tabou transmis par un roi ou par un prêtre est plus efficace que celui venant d’un homme ordinaire », il en est ainsi pour l’institution hospitalière : Le Roi pourrait être le directeur d’institution, ou paradoxalement, quelqu’un qui détient un savoir scientifique, le chef de service.

Le savoir sur le patient est transmis par le dossier à l’intention de l’équipe soignante. Seulement, en ce qui concerne la transmission de ce savoir à la mère ou au patient en question il n’y a pas de référent. Souvent, c’est la surveillante qui se charge de transmettre aux mères le programme de prise en charge, parfois c’est les kinésithérapeutes et moi quand je comprends de quoi il s’agit.

Les médecins se sentent harcelé par les mères qui ne demandent qu’à savoir. Dans la plus part du temps, ils jugent inutiles de transmettre leur savoir aux patients, ils sont donc dans l’évitement. Et quand ils transmettent ce savoir, ils le font de façon expéditive. C’est aussi là où j’interviens pour prendre le temps d’expliquer aux mamans ce que les chirurgiens m’ont transmis. Un peu comme un relais d’information. Il est possible de transmettre le savoir directement du chirurgien aux parents quand il y a un bénéfice et quand il n’y a aucune complication mais parfois, il est impossible de transmettre ce savoir dans le cas des complications. Devant les paraplégies postopératoires, on se tait. Comme si, il y aurait quelque chose de l’ordre du tabou dans ce silence. Paradoxalement, entre soignants, la paraplégie n’est pas taboue.

Le tabou a pour fonction la protection de l’autorité d’un côté et de protéger l’incapacité supposée ou la fragilité du patient, de l’autre.

La paraplégie postopératoire interroge plus vivement la position de sujet supposé savoir du médecin. Ce non-dit est implicite et les choses se font comme si tout le monde est d’accord sur ce non-dit. Il y a quand même un peu de scientifique dans cette affaire là. Pour faire le diagnostic définitif d’une paraplégie postopératoire, il faut attendre 6 mois. Mais pendant ces 6 mois, tout se passe pour ne rien révéler aux parents. N, patiente âgée de 17 ans, avait été transférée de notre service  au centre de rééducation fonctionnelle jbal el west après 6 mois  postopératoire sans faire l’annonce du handicap. Face à mes sollicitations pour briser ce silence autour du handicap on me répond que « ça va lui faire perdre l’espoir » « l’espoir c’est ce qu’il y a de plus important »,« de toutes les façons on ne peut pas prévoir l’avenir » enkhaliwha ala rabi (c’est l’affaire de dieu maintenant).

Dans l’annonce du handicap postopératoire,  il y aurait quelque chose d’insupportable pour le médecin. C’est comme si la science et la croyance étaient réunie dans une seule personne. Le médecin ne semble pas être un tiers détenant un savoir scientifique pur et il n’aborde pas sa profession avec la distance d’un scientifique. Il y aurait quelque chose d’insurmontable dans l’annonce que même le fait de l’évoquer nous met dans un malaise lié à la culpabilité et l’empathie et parfois la compassionAinsi, il y a dans la représentation de la situation dans laquelle se trouve un patient présentant une paraplégie postopératoire un grand facteur culturel en rapport avec l’image du handicap qui accentue les affects de culpabilité. Ce n’est pas l’annonce en soit qui est tabou, ce n’est pas la patiente en soit qui est tabou. C’est ce que porte cette fille qui est tabou. Le handicap.

 En Tunisie, les personnes en situation de handicap,  n’ont presque pas de place. Au niveau de l’infrastructure, au niveau des transports en commun, au niveau du travail… Tout l’environnement est handicapant. Comme si elles n’existaient pas dans la société. La mentalité fait que l’on rejette ces personnes. Probablement parce qu’elles posent la question de l’affiliation aux humains et réactivent des fantasmes de bestialité. Selon la croyance, elles ne peuvent pas détenir un savoir donc elles solliciteraient la haine.

 Dans notre langue tunisienne il y a « el ayb» (immoral) et « el ayeb » (celui qui boite ou celui qui marche avec des béquilles ou l’unijambiste), je ne veux pas faire de l’extrapolation mais c’est comme si il y aurait quelque chose en rapport avec la moral dans le handicap et c’est pour ça que l’on cache les enfants porteurs de handicap à la maison et l’on vit en isolement, une fois plus grand. Actuellement, il y a le désir d’inscrire un article dans la constituante garantissant les droits et les libertés des personnes handicapées. Sachant que ce n’est pas les textes de loi qui manquent.

Je reviens au tabou porté par le handicap dans le service d’orthopédie infantile.

Seulement, je défends l’idée d’expliquer aux patients ce qui se passe, d’humaniser la relation en les considérants comme un sujet capable, un sujet qui a des ressources pour se défendre, un sujet supposé savoir. Ma position dérange et dans le même ordre d’idée, le vécu du psychologue dans cette institution ressemble à la métaphore du corps étranger. Un corps floue et dangereux car il est différent. Il est différent mais surtout nouveau et peut apporter un changement dans le groupe. Donc on continue à utiliser les mêmes défenses groupales devant cet étranger et on en emploie d’autre pour résister au changement. Les liens groupaux se solidifient face à la menace extérieure.

L’équipe mobilise des défenses face aux patients aussi. Les défenses utilisées par l’équipe médicale et paramédicale face aux patients sont multiples. D’abord, l’intellectualisation en parlant une langue étrangère à la culture du patient, le Français médical. Les enfants restituent un discours de type : « ti te stipu to bo, stipo bob o, me peti ro, pepeti zedibo » ce sont des propos d’une fille âgée de 7 ans avec laquelle j’ai repris tout ce qui s’est passé dans l’examen du staff en lui demandant de me transmettre ce qu’elle a compris et elle dit ne rien comprendre.

Un autre mécanisme de défense observé dans l’équipe, c’est la disqualification de l’affect. Selon Aubertel (1984) c’est le déni de la différence entre vivants et non vivants. « Ils n’ont pas de problèmes lié à la maladie, ils sont bien ici dans le service, ils mangent, ils dorment, ils profitent de la climatisation, ils n’ont pas tout ça chez eux »  l’expérience de leur désir est rendu à ses aspects les plus physiologiques.

Plusieurs autres mécanismes sont utilisés par le groupe comme le clivage, le refoulement, l’humour et la dérision pendant la grande visite. Le moment de la visite est un moment de clins d’œil, de mimiques et d’agitation autour des malades. Seul le médecin est occupé à faire son cours. Face à la patiente, D. 14 ans, on se tait, on ne dit plus rien et on me regarde comme si je suis la porte-catastrophe du groupe. Je dis que c’est peut être le moment de lui expliquer ce qui se passe (incontinence sphinctérienne et urinaire avec déficit sensitivomoteur dans un contexte de paraplégie postopératoire) alors on soupir, on fait du bruit pour se plaindre et on passe au patient suivant. Sur cette dernière scène, on observe bien que le tabou de l’annonce est lié au corps déficient de l’enfant et non pas à l’annonce en elle-même.

Au final, ce qui est tabou dans l’annonce, c’est le corps remis dans un état de non vie. C’est la mort dans ce corps encore vivant. La mort dans le sens où il n’y a plus de possibilité de se mouvoir. Ce qui est tabou, ce n’est pas l’annonce en soit. Mais ce que peut réactiver la paraplégie d’une adolescente de 14 ans. Ce qui est tabou c’est l’absence de sens et sa provenance Totémique (moussiba men 3and rabi)

Dans cette institution, il ne s’agit pas de transmission de tabou mais de la non transmission d’un savoir. L’institutionnel va dans le sens du culturel et du totémique. Le décalage de la langue entre ses protagonistes est tellement important que patients et médecins ne se comprennent pas et c’est là où le psychologue intervient.

L’institut Mohamed El kassab et la violence associée à ce nom ne permet pas un travail de distanciation qu’oblige la scientificité. Le tabou ici vient contenir cette violence (totémique). Les rapports entre  personnels soignants à l’institut sont violents, on peut même te scotomiser et se comporter comme si tu n’existais pas. Le psychologue est confronté à cette violence chaque jour et continue à travailler malgré tout car il y a heureusement la croyance que les choses peuvent changer.

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