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Idéal, utopie et vérité (2ème partie)

24 Mai 2020 , Rédigé par APFEC Publié dans #Nos publications

Paul Veyne dans son ouvrage « Les grecs croyaient-ils vraiment à leurs mythes ? »[1] explique que la garantie de la vérité dans la Grèce ancienne résidait dans la tradition et nulle part ailleurs. C’est un récit qui fait autorité. Nul ne pense à en interroger les sources ni à contester la parole d’autrui qui le transmet. Avant la naissance de l’histoire comme discipline, le mythe consiste à répéter ce que disent les dieux et les héros. Le mythe ne posait pas la question du vrai et du faux car il ne se heurtait à l’autorité d’aucune science. Paul Veyne décrit la naissance de l’incrédulité aux cours d’une époque qui s’est étalée entre le Vè siècle avant J.-C. et le IVè siècle après J.-C. Pendant cette période, se mêlaient pacifiquement des croyances contradictoires car, selon l’auteur, il n’y avait pas de combat « pour le triomphe des Lumières ». Il en résultait qu’on ne dévalorisait pas la croyance de l’autre et qu’on supportait également bien que l’autre doutât de sa propre croyance. Chacun intériorisait cette coexistence, avec des hésitations, des contradictions, des demi-croyances et la possibilité de jouer sur plusieurs tableaux. Ce n’est que très progressivement que la naissance du genre historique, avec ses techniques d’enquête et de vérification des sources, a modifié le régime de vérité dominant dans le sens d’un mode de savoir critique.

Dans la Grèce archaïque, la vérité c’est donc avant tout la tradition orale. Ce qui la garantit, c’est la position instituée d’autorité de ceux qui délivrent le récit. Son contraire n’est pas le faux, mais la parole non autorisée.

Marcel Detienne dans son ouvrage « Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque »[2], a décrit ce rapport antique à la vérité et sa transition vers une logique de non-contradiction. Dans la Grèce archaïque, trois personnages ont le privilège de dispenser la « Vérité » : l’aède (le poète), le devin et le roi de justice. La vérité dont il s’agit ici c’est l’Aléthéia, mot composé du privatif « a » et de Léthé qui est l’oubli, mais aussi le fleuve qui sépare le monde vivant de celui des morts. La vérité c’est donc ce qui lutte contre et s’oppose à l’oubli. C’est aussi le mouvement qui retire de l’oubli ceux dont on ne se souvient pas. Cette vérité-là dans la Grèce archaïque ne se réfère pas à un savoir, elle ne s’argumente pas, elle n’est encore ni rhétorique ni démonstrative[3]. C’est une vérité, dit Jean-Pierre Vernant, assertorique : la parole de vérité est elle-même en tant que puissance efficace, créatrice d’être. Elle engage une instauration ou une restauration de l’ordre. Elle est associée à différentes entités religieuses : la justice, la mémoire, la parole chantée, la lumière et la louange ; elle s’oppose à l’oubli, au silence, à l’obscurité, au blâme.

Michel Serres dans son petit ouvrage Les messages à distance[4], insiste sur cette dimension de louange d’Aléthéia dans la Grèce antique. Une vérité qui se réduit alors à la notoriété. Il s’agissait d’empêcher que les héros tels Achille ou Ulysse soient tirés de l’inévitable oubli où les auraient plongés la mort, c’est-à-dire soient ramenés sur cette rive-ci aussi du Léthé, ce fleuve fameux que les cadavres franchissaient de manière irréversible après leur mort. La vérité c’était donc de faire revenir les morts des ténèbres et de l’amnésie. Les maîtres de vérité n’enseignaient que la gloire, la publicité de la puissance, la puissance de tuer mais de revenir soi-même de l’absence après la mort. L’essence de la vérité consiste en cette apothéose : faire des dieux de ces revenants. Le fondement de la vérité se confondait alors avec le polythéisme puisqu’il s’agissait de transformer certains hommes en dieux et l’histoire se confondait avec le mythe (au sens de la parole magique, de l’enchantement rythmique ou musical des tragédies qui se chargeaient de cette métamorphose).

D’où la deuxième conception, la deuxième garantie de la vérité dans la Grèce archaïque : la vérité se confond avec la réputation, les louanges et ne s’oppose pas au faux mais à l’oubli.

Dans cet univers, le principe de non-contradiction n’existe pas encore. Les deux puissances que sont la vérité et l’oubli, Aléthéia et Léthé, ne sont pas antithétiques mais entretiennent des relations complexes et ambiguës. Il en résulte que les couples qui nous sont familiers vrai/faux, vérité/erreur n’ont encore aucun sens. Le vrai ne s’oppose pas au faux mais à l’oubli. La vérité équivaut à la mise en lumière des qualités des dieux ou des héros. Le maître de vérité parce qu’il détient la puissance ambiguë de la persuasion est aussi un maître en tromperie.

C’est un long processus de laïcisation de la parole qui va progressivement modifier ce régime de vérité archaïque.

Le droit à la parole est d’abord donné au groupe des guerriers, dans l’armée. C’est la réforme hoplitique. C’est le moment où succède à la parole magico- religieuse, douée d’efficace, ancrée dans le réel, des maîtres de vérité, un autre type de parole, de caractère profane, engagée dans le dialogue et l’argumentation contradictoire, visant non plus à s’insérer dans l’être mais à agir sur l’esprit d’autrui. En élargissant le droit à la parole à tous les citoyens soldats, la cité donnera à la parole-dialogue son véritable statut. C’est l’apparition pour Detienne et Vernant d’une parole « laïcisée ».

La référence, la garantie de la vérité devient à cette époque la vérité d’un groupe d‘égaux, obtenue par le dialogue et l’argumentation.

La parole-dialogue acquiert un nouveau statut, mais qui pose de nouveaux problèmes : comment peut-on agir sur autrui, quelques techniques de persuasion peut-on mettre en place ? Et qu’est-ce qui fonde la vérité du langage, maintenant qu’on a donné la parole à chacun ?

Les rhétoriciens et les sophistes déplaceront le problème de la vérité du côté de celui de la persuasion et de l’opinion. Chez les rhéteurs et les sophistes, la parole change de fonction et ne prétend en effet ni dire la vérité dans son acte de parole (cas des maîtres de vérité), ni se donner la vérité comme but (cas des philosophes)[5]. Elle est mise au service du gouvernement d’autrui. Selon ces techniciens du logos, la puissance du discours est immense ; le discours est instrument : par exemple en politique, il permet de persuader, tromper, de flatter, de calmer, etc., bref d’obtenir d’autrui la décision qu’on souhaite. Il n’est pas instrument de connaissance du réel. Il n’a pas à dire la vérité.

Ce sont les philosophes grecs qui vont mettre en place la première version du Logos qui deviendra universel.

L’imposition du logos va se faire progressivement au cours de l’histoire. Un premier appui sera le développement dans l’aire grecque de la géométrie et des mathématiques, comme preuve et socle d’un universel possible en dehors du mythe et du religieux. Le deuxième coup de tonnerre qui va préparer au régime de vérité moderne, c’est dans l’aire sémitique le monothéisme.

Michel Serres : « L’aspect formel et abstrait du monde de la géométrie autorise l’incroyance philosophique vis-à-vis des dieux, tandis que le monothéisme rompt avec la tradition des meurtres, tragédies et sacrifices d’où naissaient les faux dieux. Cette nouvelle figure de la vérité est liée au dénouement du lien entre la mort et la vérité et ouvre l’histoire des sciences et celle des religions monothéistes. »[6]

Pour Barbara Cassin, c’est par un véritable tour de force que la philosophie grecque avec Aristote va imposer le logos comme machine à exclure et à dissoudre tout ce qui lui est extérieur. Cela commence avec les sophistes assimilés à des plantes, des pseudo-hommes qui prétendent parler pour (le plaisir) de parler. Foucault écrivait dans sa préface à son histoire de la folie « le Logos grec n’avait pas de contraire. » ce qui veut dire, d’après Barbara Cassin, qu’il n’y a pas en grec de contrariété entre raison et déraison au sens de folie, que raison-folie forme, au sein du Logos, un couple non exclusif.

Le tour de force d’Aristote, c’est qu’il étend le principe de non-contradiction au langage lui-même. Il impose l’exigence de sens : de la même manière qu’on ne peut affirmer en même temps que quelque chose est et n’est pas - c’est le principe de non-contradiction -, il pose qu’il est impossible que le même mot ait et n’ait pas simultanément le même sens.  En affirmant que cette exigence est interne au langage lui-même, c’est-à-dire que tous ceux qui parlent, tous ceux qui signifient quelque chose, sont dans le Logos, il en résulte une exclusion maximale puisque ceux qui sont en dehors sont alors ceux qui ne parlent pas, (seule manière d’échapper au principe de départ), ils sont donc semblables à des plantes… C’est en portant le principe de non-contradiction au niveau du sens que le logos acquiert son pouvoir d’exclusion et d’hégémonie[7]. Même la psychanalyse, dit Barbara Cassin, en gardant, avec Freud au moins, le but d’un « gain de sens et de cohérence », reste encore dans le giron d’un impérialisme de type aristotélicien[8]

La raison est donc un universel construit, qui s’autoproclame faussement comme donné. Il va devenir une véritable machine à broyer la diversité et les relativismes jusqu’à nos jours[9].

Cependant, l’instauration de la raison scientifique et de la connaissance comme pôle quasi exclusif de la vérité va demander du temps. Et on peut repérer comment d’autres régimes de vérité se sont succédés dans l’histoire.

Ainsi pour Gérard Haddad[10], dans un ouvrage qui pose que le fanatisme est l’enfant de l’universel, l’émergence de l’universel n’est pas tant lié au monothéisme en tant que tel qu’à l’avènement du christianisme précisément. Pour lui, l’émergence de l’universel correspond à ce moment « où les groupes humains ont cessé d’habiter le particulier, la singularité de leur culture spécifique, pour entrer dans un monde d’interaction générale, premier pas de ce que nous nommons aujourd’hui mondialisation. Jusque-là, ces groupes, plus ou moins isolés, vivaient dans une certaine autarcie, sans ignorer pour autant les autres groupes. Chacun d’entre eux pouvait bien se considérer d’essence supérieure, estimer que ses divinités étaient meilleures et plus efficaces que celles du groupe voisin. Cela ne prêtait pas à conséquence. » Pour lui, les deux facteurs majeurs qui vont faire émerger l’universel sont d’une part le syncrétisme religieux et culturel propre à la mise en place de l’empire romain et d’autre part l’émergence du christianisme qui donne toute sa doctrine universaliste à l’empire romain à partir de la doctrine du salut. L’islam, un peu plus tard, ne fera que répéter cette prétention universaliste. Le judaïsme n’étant pas prosélyte, et ne prônant pas l’absence de salut hors de lui, reste ancré dans le particulier et il échapperait à cette prétention de l’universel. On peut bien sûr discuter cette position. Le monothéisme en lui-même, en évacuant la possibilité même du multiple des héros et des dieux des temps mythiques, a selon toute vraisemblance joué un grand rôle dans l’établissement d’un universel.

Philippe Descola consacre un chapitre à l’autonomie de la phusis dans son grand ouvrage Par-delà nature et culture[11], au moment où il aborde la question du grand partage. Il montre comment l’hégémonie du Logos est indissociable d’une prise d’autonomie de la nature. Il s’interroge sur la manière dont historiquement la nature a fini par former un ensemble ontologique particulier, une nature indépendante des œuvres humaines comme des décrets de l’Olympe (Page 124). Tant chez Homère que chez Hésiode, il ne retrouve pas de distinction, même embryonnaire, entre la nature et la culture. La première étape est celle par laquelle les premiers philosophes proposent des explications naturalistes des phénomènes naturels, mettant en place l’idée que le cosmos est explicable, qu’il est organisé selon des lois à découvrir, qu’en lui l’arbitraire divin n’a plus sa place ni les superstitions des temps anciens. (Philosophes ioniens et sophistes)

Il revient sur l’idée d’une intrication avec des évolutions politiques de la cité grecque et sur l’analogie de structure qui va désormais unir les lois de la cité et les lois de la nature : phusis et nomos deviennent indissociables.

Il explique ensuite comment le christianisme constituera l’étape suivante qui dissociera les humains de la nature, alors que chez Aristote ils en font encore partie, pour aboutir à la notion d’une autonomie de la nature vis-à-vis de la culture, représentations sur laquelle nous vivons encore (celle du dualisme).

Lorsque Michel Foucault procède à son archéologie du savoir et étudie le rapport entre les mots les choses[12], il montre avec précision les différents régimes de vérité qui se sont succédés au sein de l’occident chrétien avant l’avènement du rapport entre les mots les choses tel qu’il constitue désormais la structure de la raison scientifique.

Il décrit ainsi une époque préscientifique où la garantie de la vérité c’est la ressemblance et la similitude. Elle passe par l’accumulation infinie de correspondances et d’analogies, analogies de formes par exemple, entre les objets du monde. La vérité consiste à identifier et à chercher la signification des choses dans l’univers comme reflet de la présence et de la créativité de dieu. Il s’agit de déchiffrer le monde. Ainsi la noix soigne les maux de tête en raison de sa forme qui évoque le cerveau et de sa coque qui évoque le crâne autour du cerveau. Une certaine plante est efficace sur les maladies des yeux parce qu’elle porte sur ses graines une signature : des pellicules blanches qui ressemblent à des paupières, etc. Ce mode de vérité analogique n’est pas mort. On le retrouve à l’œuvre sur Internet ou dans le discours de certains religieux qui lisent dans les objets du monde la preuve de l’existence de dieu…

La véritable mutation qui nous fait entrer dans la modernité, c’est l’apparition de la représentation comme pure représentation, c’est le moment où les choses et les mots vont se séparer et le signe acquérir une autonomie par convention dans le langage, sans plus aucune fidélité aux signes naturels. C’est seulement dans ce cadre que la notion de métaphore prend un sens.

Dans son Histoire de la folie à l’âge classique[13], Foucault laisse entrevoir un monde pluriel dans lequel les fous et les gueux ont encore une place, c’est-à-dire sont porteurs aux yeux des autres d’une part de vérité. C’est encore ce qui était le cas il y a peu dans certains univers culturels, notamment dans le monde arabo-musulman, où le fou pouvait encore être l’élu ou le messager involontaire de Dieu. Tout le mouvement d’exclusion des fous qu’il décrit bouleverse cette donne.

Les transformations qui portent sur la nature précise de la frontière entre la raison et la folie, constituent, pour Foucault, l’histoire même de la folie. On passe d’une structuration de l’espace profondément chrétienne caractérisée par la proximité, le voisinage des uns et des autres, dans lequel le fou est le prochain, comme le gueux et le miséreux, à la raideur d’une limite absolue et à la distinction acquise à jamais de deux espaces séparés. Mais si, d’une part, le raisonnable est sauvé par cette partition et règne désormais dans un royaume épuré, le fou, lui, demeure dans l’espace chaotique, au voisinage des pauvres, des malades et des asociaux. Le chaos est donc déplacé, la structure chaotique transportée. L’analyse de Foucault fait voir l’espace de la folie comme l’espace de tous les négatifs possibles, de toutes les épurations.

On peut dire que la structure « d’épuration » de la folie qui vise à la séparer de la raison est analogue à l’opération de purification de la raison dans la modernité scientifique telle que l’envisage Bruno Latour dans sa réflexion sur la fabrication des faits scientifiques, aboutissant au partage raison/croyance[14].

 

Il ne suffit pas de débusquer les opérations cachées et refoulées de l’histoire qui ont amené à l’empire de la raison. Il est maintenant temps, à tous les niveaux y compris celui de la psychanalyse, de réfléchir à la manière dont il est possible de réintroduire la pluralité et le divers. L’urgence est plutôt là, et non du côté de la défense acharnée d’un universel dont les bases s’avèrent si fragiles et problématiques.

Un discours homogène qui se pose comme un discours de vérité qu’il soit religieux, politique ou psychanalytique, ne se laisse pas trouer de bonne grâce. C’est pourtant à cela qu’il faut aboutir, trouer nos discours de certitude afin de laisser une place possible, un espace susceptible d’être occupé par ceux qui n’ont pas encore de lieu, ou dont le lieu est nulle part, définition des utopistes.

Il faut commencer par utiliser le pluriel au lieu du singulier ou de l’unique. Relire l’œuvre de Lacan à l’aune du séminaire avorté des « Noms du père », et cesser d’invoquer à tort et à travers la fonction paternelle comme l’alpha et l’omega de l’humanisation universelle.

Il faudrait prendre au sérieux les propositions de certains psychanalystes comme Jean Allouch lorsqu’ils considèrent que l’Œdipe n’est pas la seule voie de structuration du psychisme et de l’inconscient, et qu’il n’y a pas lieu d’en faire la voie privilégiée, dominante, normative et la structure à laquelle devrait aboutir toute psychanalyse bien conduite. Lui et son école ont eu le mérite de prendre en compte les bouleversements sociologiques et des changements de pratiques autour des sexualités, et d’entendre les questions posées par les gender studies.

En clair, la psychanalyse devrait enfin admettre qu’elle ne changera pas la structure d’un homosexuel (euphémisme pour dire qu’elle ne le guérira pas), et que son interprétation du désir de changement de sexe ou du choix de genre par le diagnostic de psychose devient vraiment insuffisante.

Car le péché originel de la psychanalyse, Foucault l’avait bien repéré au grand dam des psychanalystes, c’est d’être l’héritière des techniques de confession et de conversion religieuse. Les psychanalystes qui récusent la possibilité d’écouter des sujets venant d’ailleurs sous prétexte que leur régime de vérité diffère (par exemple parce qu’ils croient aux esprits) sous-entendent que la psychanalyse ne s’adresse qu’à des convertis. Convertis à quoi, on ne sait pas trop, ce n’est jamais clairement précisé. On le découvre par l’expérience dans certaines associations et certaines écoles de psychanalyse où le discours, loin d’être pluriel et divers, fonctionne comme un dogme. On le découvre aussi dans les supervisions ou les analyses de contrôle lorsqu’on surprend le superviseur à reconduire sans justification des poncifs moraux et normatifs caduques. On m’a récemment rapporté qu’au cours d’une supervision, l’un des analystes les plus en vue de Strasbourg s’est emporté et a reproché de manière péremptoire à un analyste l’attitude qui avait été la sienne d’accepter, pour maintenir le lien transférentiel avec une jeune adolescente qui venait le consulter, d’utiliser avec elle le prénom masculin qu’elle avait choisi, dans le cadre d’une incertitude sur son identité sexuelle. On apprend beaucoup sur les implicites de la théorie psychanalytique en écoutant ce que racontent les superviseurs à leurs supervisés !

Convertir, c’est bien cela la fonction cachée de la raison érigée en empire universel. Barbara Cassin dans un article de 1999[15] montre combien la haine du relativisme est d’essence religieuse. Elle cite l’Encyclique produite par le Pape Jean-Paul II en 1998, La Foi la Raison. Je reprends ses citations : « le diagnostic, d’abord : [elle cite le Pape] « l’un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la « crise du sens » », autrement dit, « la crise de confiance que traverse notre époque à l’égard des capacités de la raison ». L’objectif est de « prévenir les risques inhérents à certains types de pensée particulièrement répandus aujourd’hui », que le Pape dénonce sous les noms d’« éclectisme », « historicisme », « scientisme », « pragmatisme », « nihilisme », l’énumération culminant en : « postmodernité ». En une avancée peut-être confessionnellement significative, Jean-Paul II affirme « l’autonomie de la pensée philosophique », mais il déclare cependant que toutes ces tendances « présentent des erreurs et des dangers pour l’activité philosophique » elle-même : en effet, elles nient « la validité pérenne du vrai », elles bloquent « la possibilité de connaître une vérité universellement valable ». Soit, en une phrase : « Une philosophie résolument relativiste se révélerait inadéquate pour aider à approfondir la richesse contenue dans la parole de dieu. La Sainte Écriture, en effet, présuppose toujours que l’homme, même s’il est coupable de duplicité et de mensonge, est capable de connaître et de saisir la vérité limpide et simple ». On voit bien, avec Barbara Cassin, que le seul motif qui justifie l'usage de la vérité au singulier c’est dieu, que la philosophie, en toute autonomie, nomme raison. »[16]

 

On conçoit facilement que le régime de vérité instituée par une raison directement branchée sur l’unicité divine s’accommode mal du divers, de la pluralité et de l’utopie, immédiatement renvoyés du côté de l’hérésie et/ou de la folie.

 

[1] VEYNE P (1983) Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? Le Seuil.

[2] DETIENNE Marcel (1967) Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspero.

[3] Ainsi que le pose Jean-Pierre Vernant dans son compte-rendu de l’ouvrage de Détienne : Detienne (Marcel) Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque. In : Archives de sociologie des religions, n°28, 1969. pp. 194-196.

[4] SERRES Michel (1995) Les messages à distance, Les grandes conférences, Eds Fides, Montréal.

 

[5] Cf. ALLOUCH Jean (1998) Le sexe de la vérité. Érotologie analytique II, E.PE.L, ouvrage dans lequel l’auteur tente une interprétation « phallique » du rapport à la vérité à partir d’une lecture de Détienne…

[6] SERRES Michel (1995) Ibid.

[7] CASSIN Barbara (2004) L’archipel des idées, EMSH, p. 29-30

[9] CASSIN Barbara (1999) Circulation du Logos, in L’irrationnel, menace ou nécessité ? (1999), 10è forum Le Monde, Le Seuil, p. 36-37.

[10]HADDAD Gérard (2015) Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme. Éditions Premier Parallèle.   

[11] DESCOLA Philippe (2005) Par-delà nature et culture, Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard.

[12] FOUCAULT Michel (1966) Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. NRF, Gallimard.

[13] FOUCAULT Michel (1972) Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Coll. Tel.

[14] LATOUR Bruno (1997) Nous n’avons jamais été modernes. Essais d’anthropologie symétrique, La Découverte.

 

 

[15] CASSIN Barbara (1999) Circulation du Logos, in L’irrationnel, menace ou nécessité ? (1999), 10è forum Le Monde, Le Seuil.

[16] CASSIN Barbara (1999), Ibid.

[17] ALLOUCH Jean (2007) La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Réponse à Michel Foucault, E.PE.L.

[18] Ibid., (P. 24)

[19] Ibid., (P. 40)

[20] Ibid., (p 44)

[21] Ibid., (P. 45)

[22] Ibid., (P. 52)

[23] Ibid., p. 96.

[24] Gori Roland (2017), Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes. Editions Les Liens qui Libèrent.

[25] État islamique en Irak et au Levant (EIIL ; الدولة الاسلامية في العراق والشام (ad-dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wa-š-šām), littéralement « État islamique en Irak et dans le Cham »), en anglais ISIS (Islamic State of Iraq and Sham), parfois désigné par ses opposants par l'acronyme arabe Daech (en arabe : داعش (Dāʿiš), prononcé [daːʕiʃ ]) ou anglais Daesh.

[26] Radicalisation, violence et (in)sécurité. Ce que disent 800 sahéliens. Études des perceptions des facteurs d’insécurité et d’extrémisme violent dans les régions frontalières du Sahel. Rapport international de recherche,  Reda Benkirane, Directeur scientifique, Centre pour le dialogue humanitaire. Publié en 2016 par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). (Disponible ici : https://radical.hypotheses.org/files/2017/06/I_Etude_PNUD-HD_perceptions_Sahel_Resume_exécutif.pdf)

[27] BIRNBAUM Jean (2016) Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil.

 

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